SECOND SIÈGE
(1837)
VIII
DAMRÉMONT REMPLACE CLAUZEL COMME GOUVERNEUR.
TENTATIVES D'ARRANGEMENT AVEC LE PACHA. SES PROVOCATIONS
L'échec de l'expédition de Constantine eut en France
un retentissement considérable et le sentiment public se prononça, tout
d'abord, nettement : il fallait prendre sa revanche de ce désastre et
occuper Constantine. La première mesure était le replacement de Clauzel
et, quand on songe que le Maréchal, en ordonnant la retraite, savait parfaitement
qu'il consommait sa déchéance, on ne peut se défendre d'un sentiment de
respect pour ce vieillard, qui sacrifia sa popularité, sa position, au
sentiment du devoir afin de conserver, à peu près intacte, son armée à
la France. On pouvait lui reprocher des fautes, mais sa probité restait
inattaquable.
Le général marquis Denys de Damrémont qui, déjà, avait été désigné comme
gouverneur de l'Algérie, recueillit sa succession. Aux yeux de tous, il
avait pour premier devoir de venger l'insulte faite au drapeau français
devant Constantine. Mais le gouvernement, bien qu'il affirmât en toute
circonstance son intention de prendre les mesures nécessaires pour cette
réparation d'honneur, adressait secrètement au Gouverneur des instructions
lui faisant entendre qu'il préférait traiter à des conditions acceptables.
Traiter avec un homme tel qu'El Hadj Ahmed, dans les circonstances présentes,
pouvait sembler possible à Paris ; à Alger c'était autre chose. Toutes
relations étaient interrompues avec le Pacha, qui surveillait avec le
plus grand soin quiconque aurait été à même de servir d'intermédiaire.
Le Gouverneur se décida à envoyer à Tunis le capitaine Foltz et l'interprète
Rousseau dans l'espoir que de là, ils trouveraient moins difficilement
le moyen de communiquer. On savait que le Pacha s'était rapproché du bey
de Tunis et avait obtenu qu'il laissât passer sur son territoire des munitions
et des soldats levantins.
Mais les envoyés de Damrémont usèrent en vain leur diplomatie pour décider
un intermédiaire sérieux et ne purent trouver qu'un malheureux juif, du
nom de Badjou, lequel consentit à se charger du message. Parvint-il à
destination ? C'est probable ; mais le Pacha ne daigna même pas répondre.
Comme tous les gens de sa sorte, ce despote se persuada qu'il était craint,
et en conclut qu'il avait le droit de faire le difficile.
Après l'échec de cette tentative, Damrémont, toujours poussé par le ministère,
ne se tint pas pour battu. Le vent était aux transactions, et le 30 mai,
Bugeaud, passant par dessus la tête de son chef direct (le Gouverneur),
venait de signer avec Abd El Kader, le honteux traité de la Tafna. Un
Israélite, dont la famille avait joué un rôle politique à Alger et s'était
trouvée mêlée à l'affaire qui détermina la rupture avec le dey, Busnach
(Bou Djenah), offrit alors de porter au Pacha de Constantine les propositions
de la France.
Il partit, porteur d'un projet de traité aux termes duquel El Hadj Ahmed
aurait reconnu la suzeraineté de la France, à charge de servir un tribut
annuel. Les profonds politiques qui avaient conçu cette idée, espéraient,
par ce moyen, contrebalancer, sans sacrifices, la puissance d'Abd El Kader
; on était parvenu, à force de génie, à se créer un adversaire redoutable
à l'Ouest, il fallait un autre roi des Arabes à l'Est ! Et cette combinaison
n'était pas l'uvre de Damrémont, mais celle du gouvernement central
; nous en trouvons encore la preuve dans une lettre du duc d'Orléans au
Gouverneur, en date du 19 juillet 1837, où le prince royal, après avoir
combattu ses scrupules, conclut ainsi : "On ne peut, à la rigueur,
vous demander de faire mieux que le général Bugeaud."
Heureusement pour l'honneur national, que le Pacha, aveuglé, et justifiant
une fois de plus l'axiome quos vult perdere, traîna les choses
en longueur ou émit des prétentions tellement exorbitantes que la négociation
ne put aboutir. Puis, pour caractériser ses intentions, il réunit de nombreux
contingents de cavalerie, les plaça sous le commandement de Ben El Hamlaoui
et de Bou Zeïane ben El Eulmi et les chargea de s'emparer du camp de Guelma,
où une garnison avait été laissée. Nos soldats repoussèrent facilement
les attaques tumultueuses des Arabes, et comme ceux-ci, établis à distance
semblaient vouloir maintenir une sorte de blocus, Duvivier, qui commandait
le poste, exécuta plusieurs sorties meurtrières pour les assiégeants,
surtout celle du 16 juillet. Les goums se bornèrent dès lors à porter
la ravage aux environs, puis ils se lassèrent d'une campagne si peu fructueuse
pour eux, et il fallut les licencier.
Après cette provocation, on ne pouvait continuer les pourparlers. Damrémont
le déclara catégoriquement et demanda au gouvernement de l'autoriser à
préparer l'expédition et de lui fournir les moyens matériels nécessaires.
La campagne de 1836 avait permis de se rendre un compte exact de la situation
et ses enseignements, chèrement achetés, ne devaient pas être perdus.
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IX
L'ARMÉE SE CONCENTRE À MEDJEZ-AMMAR
ORGANISATION DE LA RÉSISTANCE À CONSTANTINE
Pressé par Damrémont, qui voulait être en mesure de marcher avant la mauvaise
saison, le gouvernement l'autorisa à tout préparer, mais en conservant
l'espoir de conclure un arrangement ; et le 3 septembre, le ministre lui
écrivait encore de faire son possible dans ce but. En Algérie on y avait
renoncé ; le Gouverneur avait fait établir à Medjez-Ammar, en face du
gué de la Seybouse, un vaste camp retranché, où arrivaient sans cesse
le matériel, les approvisionnements et les troupes. Il s'y rendit lui-même,
dans les premiers jours d'août et y resta pour que tout fut organisé sous
ses yeux. Le 7 septembre, il annonça à l'armée, par un ordre du jour,
que le duc de Nemours prendrait part à la campagne de même que l'année
précédente. Son frère aîné avait en vain sollicité cet honneur : l'intérêt
de la dynastie ne permit pas d'exposer l'héritier présomptif à de tels
dangers. Une reconnaissance fut poussée, le 13, par le Gouverneur jusqu'à
l'Oued-Zenati.
Tandis que l'on préparait ainsi l'expédition, Constantine était le théâtre
d'une grande activité. La leçon de l'année précédente servait également
au pacha et il prenait, de concert avec Ben Aïssa, toutes les mesures
afin que rien ne fît défaut ; car on se rendait bien compte que l'attaque
serait plus sérieuse que l'année précédente. Une anxiété réelle pesait
sur la population ; mais personne n'osait manifester ses craintes, tant
était grande la terreur maintenue par El Hadj Ahmed et ses agents.
Tout le pourtour des fortifications avait été réparé et renforcé, principalement
la face de l'Ouest et les abords du pont. De nouveaux créneaux étaient
percés dans la muraille, sur plusieurs étages en divers points ; deux
batteries fort bien établies défendaient les portes Bab-el-Oued et Bab-el-Djedid
; 63 bouches à feu se trouvaient en position et armées. Une batterie de
mortiers établie sur une plate-forme, au sommet de la Kasba, permettait
de lancer des bombes dans tous les sens.
La double ligne de boutiques qui se prolongeait,
peu près sur l'emplacement de l'avenue actuelle des squares et avait servi
aux assiégeants pour s'abriter, était entièrement rasée et il ne restait
sur l'isthme que la petite mosquée à minaret établie vers le rond point
de notre square n°2. Plusieurs postes avaient été placés sur la route
menant au Bardo. Les deux portes de l'Ouest étaient protégées en dehors
par des murs en pierres sèches. Quant à celle d'El-Kantara, elle fut bouchée
à l'intérieur par un amas de blocs de plusieurs mètres d'épaisseur (1).
Des quantités considérables de poudre, de boulets, de munitions de guerre,
apportées jusqu'au dernier moment, s'entassaient dans les magasins et
sur différents points de la ville. En même temps les grains remplissaient
les silos ; on fabriquait le biscuit et on recevait des vivres et des
provisions de bouche de toute sorte.
L'effectif combattant était en rapport avec ces moyens matériels. D'excellents
canonniers et bombardiers, au nombre d'environ 500, enrôlés en Orient,
étaient arrivés par la Tunisie. Le bataillon régulier de Kabiles était
porté à l'effectif de 1500 hommes choisis ; les corporations d'ouvriers
étaient armées et divisées par groupes sous l'autorité de chefs énergiques
; il en était de même de la milice urbaine proprement dite et ces derniers
corps fournissaient ensemble environ 2000 combattants sous l'autorité
directe de Ben El Bedjaoui.
La situation, on le voit, était tout autre qu'en 1836, et si les Français
allaient se présenter plu nombreux, avec des moyens plus puissants, il
devaient se heurter à une organisation de la résistance autrement sérieuse.
Toutes proportions gardées, l'entreprise était, certainement, plus difficile.
Dès le mois de juin, le pacha avait parcouru les tribus de l'intérieur,
afin de s'assurer le concours de tous et la guerre sainte avait été proclamée.
De tous les points arrivaient les contingents : cavaliers du Sud, sous
le commandement de Bou Aziz ben Gana ; du Ferdjioua, ayant à leur tête
le cheikh Bou Aokkaz ; et de la Medjana, amenés, par Ahmed ben Mohamed
El Mokrani. Ils campaient, sous l'étendard de leurs chefs respectifs,
le long des pentes s'abaissant vers le Remel. Enfin, les fantassins Kabiles,
venus du Nord, garnissaient les versants inférieurs du Chettaba, au-dessus
de l'Ouad-el-Malah.
En dépit de son assurance et malgré tout ses préparatifs, El Hadj Ahmed,
voyant approcher le moment critique, se demandait s'il n'aurait pas mieux
fait de traiter avec la France; les rapports qu'il recevait de l'Est n'étaient
guère rassurants et il aurait bien désiré savoir si la colonne expéditionnaire
était, en réalité, aussi forte qu'on le disait. Sous l'empire de ces préoccupations,
il se décida à envoyer au camp de Medjez-Ammar le secrétaire Si Mohammed
ben El Antri, à l'effet de remettre au général une lettre contenant ses
propositions, et d'examiner en même temps les forces et les dispositions
des ennemis. Il offrait la paix, à la condition que son autorité serait
reconnue par le gouvernement français, sur toute la province, sauf la
région de Bougie, et que, par conséquent, nous évacuerions Guelma et Bône.
Il était bien tard pour se montrer si exigeant, aussi le Gouverneur repoussa-t-il,
sans les discuter, ces insolentes prétentions. Aussitôt après le retour
de Ben El Antri à Constantine, une réunion de notables fut convoquée par
le Pacha pour entendre son rapport. Frappé par l'appareil militaire de
l'armée déjà réunie à Medjez-Ammar, le secrétaire en fit un tableau effrayant
; aussi, la plupart des assistants furent-ils d'avis que, pour éviter
les horreurs d'un nouveau siège, il était préférable de traiter en obtenant
de l'ennemi les meilleures conditions possibles. Mais Ben Aïssa se prononça,
avec la plus grande énergie, pour la résistance, et finit par imposer
son opinion à ces timides, qui affectèrent, dès lors, une énergie fort
éloignée de leur cur.
On se sépara tumultueusement et tout retomba sur
le malheureux Ben El Antri. Accusé de trahison, il faillit être écharpé
par la foule pendant qu'on le traînait à la prison, où il ne tarda pas
à expirer des suites de son émotion, d'autres disent par le poison (2).
Dés lors, chacun ne pensa qu'à combattre et se prépara à faire son devoir.
Comme l'année précédente, le Pacha expédia à Mila ses femmes préférées
et beaucoup d'objets précieux. Plaçant ensuite la ville sous le commandement
suprême de Ben Aïssa, il s'établit au milieu de ses cavaliers indigènes,
puis partit vers l'Est, à la tête de nombreux escadrons et d'un corps
de fantassins. Le 22 septembre, il se trouvait en face du camp de Medjez-Ammar
et l'attaquait aussitôt avec audace ; mais nos soldats le repoussèrent
vigoureusement. Il recommença le lendemain, sans plus de succès, et fut
poursuivi par le lieutenant-colonel Lamoricière, qui lui tua beaucoup
de monde.
Ces deux combats refroidirent singulièrement l'ardeur des champions de
la foi et leur coûta cher. Aussi, le Pacha s'empressa-t-il de rentrer
au camp de Constantine, où le retour fut beaucoup moins brillant que n'avait
été le départ.
La concentration des troupes de la colonne ne s'était pas faite sans mécomptes.
Le 12e de ligne apporta avec lui le choléra, et, au dernier moment, le
général se décida à laisser dans le camp les troupes contaminées. A la
fin de septembre, le prince royal étant arrivé, et tout se trouvait prêt,
l'armée se disposa au départ.
1. Il ne faut
pas oublier que l'ancienne porte était dans une sorte de trou, à une dizaine
de mètres en contre-bas. (retour)
2. Son fils, Si Salah,
nommé plus tard secrétaire de la division, fut chargé par le duc d'Aumale
de dresser une chronologie historique des beys, qui fut publiée en français
et arabe. Son petit-fils, Si Moustafa, est bach-adel e Aïn-Belda. (retour)
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