Lettre ouverte
à mes frères Constantinois.
Ksentina, je t'ai
quittée il y a quelques jours et je ne peux m'habituer à
cette idée. Tu m'as donné tant de bonheur, tu m'as offert
une telle bouffée d'oxygène, tu m'as tellement considéré
comme un des tiens de toujours. Bref, je te dois tant...
Oui, ma chère cité des ponts, il me faut retrouver les futilités,
les faux débats, l'hypocrisie, les mauvaises certitudes des occidentaux.
J'ai tellement bu à ta fontaine pour calmer ma soif de souvenirs.
J'ai tellement arpenté tes rues chaque jour, à la recherche
de choses enfouies ou à la découverte de lieux ignorés.
J'ai tellement partagé le quotidien de tes habitants. J'ai tellement
été enivré par ta musique et ébloui par ta
beauté. Tellement que je ne peux plus m'en passer. Tellement que
je ne pourrai plus jamais rester longtemps loin de toi.
Et toi, mon frère qui m'a reçu sans te poser de questions,
je ne te dirai jamais assez ce que je te dois.
La première chose que tu m'as rendue, c'est mon algérianité,
ma qualité de constantinois à part entière. Tu te
souviens lorsque je t'étais présenté, tu répondais
« Bienvenue dans TA ville ! » et tes yeux brillaient du bonheur
de celui qui retrouve un ami disparu.
Le second trésor que je ramène, c'est ta générosité,
toi qui a encore tant de mal à bien vivre. Elle est sans limite.
Pour l'invité, tout est possible, il n'a qu'à parler ! Belle
leçon pour les donneurs de leçons qui n'ont jamais le temps,
ou une bonne excuse pour ne pas s'attarder.., Générosité
matérielle qui fait qu'un inconnu offre à déjeuner
à ces curieux passants, mais aussi affective lorsque« la
Mama» de la famille, sèche mes affaires, après le
hammam, comme elle le fait pour son propre fils. Plaisir de recevoir,
en concoctant les meilleurs plats de fête pour satisfaire le convive.
Plaisir de montrer sa ville en se mettant à l'entière disposition
du promeneur,
Le troisième c'est la vie, les relations sans faux semblants, la
spontanéité des rapports, la simplicité et la volonté
d'aller à l'essentiel, au vrai et non aux apparences. Quel bonheur
d'avoir des rapports débarrassés des calculs et des manœuvres
si communs en Occident ! Quelle sérénité retrouvée,
lorsque l'on ne se dit pas « Mais que vont-ils dire derrière
moi ? ».
Je suis arrivé dans notre belle Cirta avec plein de questions,
d'incertitudes. Je ne savais pas si j'étais vraiment un des fils
de la cité des ponts, parmi tous les autres, même si c'était
ma volonté. Je me questionnais sur l'opportunité de revendiquer
la nationalité algérienne. Je craignais pour l'avenir de
cette Constantine chargée d'Histoire. J'avais la crainte que mon
affectif n'ait enjolivé mes souvenirs et rendu mes aspirations
irréalistes.
J'en suis reparti avec une sérénité inconnue jusque
là : Oui, j'étais un fils de Constantine à part entière
et les Constantinois me l'ont fait savoir avec force. Oui, je peux revendiquer
la nationalité algérienne, étant né sur ce
sol de mélange des Cultures. Oui, il est possible d'aider la ville
des ponts à se sauvegarder. Sur place nombreux sont ceux qui y
sont sensibles. Il suffit d'intervenir à sa place et à travailler
inlassablement au rapprochement des Peuples et au développement
de la Culture. Oui, l'Algérie a grandi. Le Peuple a retrouvé
son Histoire, il sait que son avenir dépend de son action. Demain,
après-demain, une vie politique plus soutenue, plus libre est possible.
Le danger de l'extrémisme est passé, pour l'essentiel, et
la vigilance extraordinaire du Peuple me donne confiance en l'avenir.
Des questions restent posées, bien entendu. Tout n'est pas encore
satisfaisant et sans doute qu'il faudra encore beaucoup d'efforts et beaucoup
de courage aux algériens pour avancer dans la construction d'une
Nation plus juste, plus démocratique et plus solidaire. Mais j'ai
la certitude que cela se fera.
Certitude renforcée par ce que j'ai pu observer, durant un mois.
Lors d'un premier séjour en 84, j'étais effaré par
la volonté de ne pas parler de l'Histoire- J'étais inquiet
et, malheureusement les évènements ont montré que
mes craintes étaient fondées. Aujourd'hui, Ksentina, ma
belle Cirta, tu es une femme mûre, tu as un passé et tu l'assumes.
Avec toi, j'ai pu parler du passé et donc de l'avenir. J'ai pu
parler de l'actualité et j'ai pu comprendre ce qui me paraissait
obscur depuis l'autre rive.
Constantine, j'ai arpenté tes rues mille et mille fois, sans fatigue,
le cœur en fête, toujours prêt à rencontrer tes
habitants si chaleureux. J'ai croisé un monde incroyable. J'ai
vu combien la vie était au fond de tes entrailles et mes yeux gourmands
ont remarqué combien les femmes de Constantine étaient jolies.
Pourtant, nombre d'entre elles portaient le hidjab. Mais quel port ! magnifique,
élégant, féminin, subtil, en un
Mot : BEAU. Ces femmes fières et droites avec ou sans hidjab affichaient
leur dignité et leur liberté. Elles tenaient leur mari ou
leur ami par la main, comme pour dire « Vous voyez bien qu'on existe
! ». Merci de cette belle leçon, je saurai en faire profiter
ceux qui veulent bien entendre.
Une mention particulière pour toutes les femmes
de mon Pays et plus exactement pour les Constantinoises pour leur courage
hors norme, leur fierté et leur dignité. Elles donnent à
distance, une belle leçon de vie et de ténacité à
tous ces monopolisateurs de parole de cette France ignorante et stupide
qui parle à tort et à travers de Hidjab sans un seul moment
vouloir voir la réalité de la condition féminine
algérienne telle qu'elle est : une émancipation saine, aux
couleurs algériennes, dans une liberté retrouvée,
après la décennie noire, avec le simple respect des traditions
qui font la richesse de ce Peuple qui retrouve, aujourd'hui, la voie de
la modernité, sans un seul instant céder sur l'essentiel,
l'algérianité.
Messieurs les politiques de tout poil, Messieurs des
médias, vous pouvez manœuvrer, cacher la réalité,
instrumentaliser autant que vous le voulez, mentir à dessein, prétexter
de la Laïcité (si seule, lorsqu'elle avez besoin de vrais
militants !), vous n'arriverez pas à décourager ce Peuple
droit dans ses bottes et les Français seront assez intelligents
pour rétablir la vérité.
Contantine, tu grandis en taille. Où vos-tu t'arrêter
? Ta ville nouvelle est déjà énorme. Les constructions
fleurissent partout. Quelle est la maison individuelle qui n'a pas son
étage prêt à être surhaussé ? C’est
stupéfiant. Les problèmes urbains ne sont pas simples à
régler, en commençant par la circulation démentielle,
à longueur de journée. Je me suis laissé dire qu'on
allait creuser tes entrailles pour faire des tunnels, afin de décongestionner,
puisque l'on ne peut pas élargir les voies existantes. Pourquoi
ne pas rendre piétonnier, tout le vieux centre ville ? En effet,
les rues ne peuvent plus accueillir piétons et voitures sur la
chaussée. Flâner dans ton cœur devient très sportif
!
Et puis il y a ce projet de téléphérique qui partira
des environs de l'hôpital pour plonger sur Bab El Kantara. Projet
initié en collaboration avec Grenoble, ville jumelée, dont
le savoir n'est plus à prouver.
Souika, si belle et si malade, tu perds pied. Tes maisons s'effondrent
inexorablement. Comment accepter que ce glorieux passé soit englouti
? Patiente encore un peu, des médecins compétents vont bien
arriver à consolider tes assises ! D'ailleurs tu n'es pas le seul
quartier concerné. J'ai vu tes plaies au quartier Saint Jean. Un
trou béant remplace désormais l'immeuble qui faisait le
coin du boulevard et de la rue de Verdun. Et puis, derrière, cette
école Gambetta qui s'est écroulée voilà 2
ou 3 ans, sans faire de victimes heureusement... Oui, il faut une ordonnance
prioritaire et que les hommes de l'Art spécialisés se penchent
sur ton cas. Tes habitants sont inquiets et malgré les constructions
tous azimuts, les solutions de relogement manquent. Comment faire accepter
à une famille de 10 membres ou plus qui disposent de 5 ou 6 pièces
actuellement, un déménagement pour un 3 pièces en
immeuble ? D'autre part, comment les Pouvoirs publics peuvent-ils accepter
que la vie des habitants soit en danger ? Il est donc urgent que les solutions
soient trouvées: canalisations vieilles de 120 ans qui ravinent
le sol, maisons dangereusement bâties sur des gravats, au bord du
précipice, maisons qui subissent la poussée des bâtiments
voisins lézardés, glissements de terrain dus à la
géologie, etc...
Malgré tout, Constantine, tu chantes, tu fais
la fête. Pas moins de trois festivals en 2 mois. Des expositions
dans une des salles de Khalifa, la Maison de la Culture. Des spectacles
au théâtre avec Salim Fergani et d'autres artistes, y compris
irakien joueur de luth de génie : Nassir Shamma. Aujourd'hui tu
oses même des projections de film comme celle de« Viva l'Aldgérie
»de Moknèche. Quel bonheur quand on pense que les barbus
voulaient éradiquer le septième art du territoire algérien
! J'ai même pu profiter d'un salon de l'Artisanat d'Art qui se tenait
à Malek Haddad, superbe complexe culturel qui a aussi accueilli
un festival de Jazz particulièrement riche. J'ai eu la chance d'y
découvrir le groupe Ahl El Beit qui réalisait sa première
scène et qui n'a toujours pas enregistré. Ce jazz fusion,
métissé avec toutes les couleurs de la musique algérienne
: un vrai régal !
Tu chantes et tu joues notre belle musique constantinoise, le Malouf,
par l'intermédiaire de tes associations qui font vivre cette musique
académique, une des marques de reconnaissance de Ksentina, mais
aussi une marque de noblesse. J'ai pu entendre, pendant de longues heures,
sans avoir épuisé le sujet, de nombreuses associations comme
Icshbilia, Maquam, Bestandjia, Mouhibi El Fen, L'Étoile de Cordoba,
etc… J'ai rencontré les grands maîtres du Malouf qui
mettent leur savoir à la disposition des jeunes : Cheikh Darsoni,
impressionnant d'autorité et de savoir. Cheikh Bentobal, gardien
de la musique nationale algérienne et véritable guide des
jeunes enfants qui fréquentent Bestandjia et Cheikh Toumi, 98 ans,
qui reste passionnant dans ses récits et sa profession de foi sur
la musique Malouf.
La jeune génération du Malouf est là et bien là,
prête à prendre le relais et à permettre à
cette magnifique musique savante de vivre des millénaires encore.
Je suis rassuré sur la survivance de cet art qui,
jusqu'à présent, s'est transmis de génération
en génération par la voie orale. Rassuré car des
musiciens, des musicologues pensent à laisser des traces écrites,
sans rien enlever à la pureté de cette musique. C’est
ainsi que Maqam organise pour la troisième année un forum
sur le Malouf, en septembre prochain. C’est ainsi que d'autres pensent
à laisser sur «galettes» des enregistrements inédits
ou à transcrire les poésies qui accompagnent la musique
et mieux encore, à mettre sur des portées les noubates qui
existent encore. Important si on réalise que 12 sur 24 ont disparu,
au fil du temps...
J'ai aussi été très impressionné par la soif
de Savoir et d'apprendre de ta jeunesse qu'elle soit à l'école
ou à l'université. Lorsque l'on pénètre sur
le campus de l'université de Mentouri, on entre dans une véritable
ville : 12 campus université pour 8 facultés, 51981 étudiants
pour 1954 enseignants. Il est surprenant, pour un occidental d'y voir
des étudiants studieux, sachant allier discussions et travail qui
respectent les locaux et le matériel mis en commun. On se sent
porté par une atmosphère saine, calme, dans un environnement
pourtant chargé. Les rapports avec les professeurs sont très
simples et marqués par le respect. Quant au rapport entre les enseignants
et la hiérarchie, on est très loin des phénomènes
de pouvoir que nous connaissons bien, trop bien.
La soif d'apprendre est décelable très tôt, dès
l'école primaire et elle s'accompagne d'une autonomie très
importante des jeunes élèves. Tout le monde étudie
et a envie d'étudier, Sans se soucier de la pertinence ou nom du
système éducatif. Y compris dans les familles modestes,
on emmène ses enfants très loin et les carrières
de médecins, avocats, architectes, etc... sont très prisées,
pratiquement sans distinction de classe sociale.
Il existe une formidable énergie, trop souvent ignorée ou
mal utilisée, pour la reconstruction du pays et sa marche en avant.
Enfin, j'ai circulé dans les rues de Constantine, tous les jours,
pendant un mois. Je n'ai jamais été en insécurité,
même lorsque j'étais seul. La présence policière
est importante, mais elle suffit à garantir la sécurité
des citoyens. Je fus étonné dans un premier temps, d'autant
que les intellectuels appuyaient cette présence. Au fil des jours,
j'ai compris que c'était un facteur essentiel de clame dans la
ville. Je dois dire avoir croisé des islamistes, encore que peu
nombreux, mais leur attitude discrète permettait de comprendre
qu'ils étaient rentrés dans le rang, depuis assez longtemps.
Reste la délinquance ordinaire, comme dans toutes les grandes villes,
d'autant qu'il faut compter sur 850000 habitants pour l'agglomération
de Constantine.
Tu vois, Ksentina, j'en ai ramené des souvenirs et des enseignements
! Je ne cesserai de faire ta promotion, car vois-tu, chère amante,
tu es et tu resteras à jamais la plus belle ville du monde, perchée
sur son rocher, s'offrant à la vue de tous et réservant
ses douceurs pour l'invité. Attends moi, j'arrive !
Jean-Michel Pascal, dit Jean-Michel de Constantine
Site du voyage : http://www.maghrebinmusic.com/constantine/index.html
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