III
Histoire de la construction du
palais. - Expropriations forcées. - Spoliations. - Les fournisseurs. -
Les artistes. - Les ouvriers.
Sur l'emplacement
où s'élève aujourd'hui le palais existait, il y a une quarantaine d'années,
un amas de maisons particulières accolées les unes aux autres, dans lesquelles
on pénétrait par quelques ruelles étroites et tortueuses.
La famille d'El Hadj Ahmed possédait dans ce quartier deux maisons contiguës
: l'une d'elles est maintenant l'hôtel de la subdivision, l'autre est
affectée au bureau topographique militaire. C'est dans la première, dite
Dar oum-en-Noun, qu'est né le dernier bey de Constantine. (1)
La porte principale de ce domaine patrimonial était située dans une impasse
dont le fond, debout encore aujourd'hui, forme comme un vestibule devant
l'hôtel de la subdivision.
Après quelques zigzags, cette impasse débouchait
à peu près à hauteur de l'escalier qui descend maintenant devant l'église,
où se trouvait alors une des principales rues de la ville. Elle était
fermée à sa sortie par une porte garnie d'épaisses plaques de fer et s'appelait
Derb el Hadj Ahmed ou passage d'El Hajd Ahmed, nom qui a servi
plus tard et par extension à désigner le palais lui-même (2).
Une autre petite porte ouvrait du côté du nord, dans la ruelle où se trouve
aujourd'hui la caserne de gendarmerie.
Vis-à-vis des deux maisons d'El Hadj Ahmed, se trouvait alors un vieux
bâtiment dit Dar el Bechmat ou Dar el Mouna, ayant autrefois servi,
comme son nom arabe l'indique, à emmagasiner les approvisionnements destinés
aux janissaires de la garnison. Cette masure, utilisée ensuite comme écurie,
fut enfin abandonnée à la destruction. Puis l'apathie, l'incurie de lautorité
locale, la négligence traditionnelle des habitants laissèrent s'y former
un cloaque dont les émanations nauséabondes infectaient le quartier.
Tant qu'il exerça seulement. les fonctions de kaïd el Aouasi, El hadj
Ahmed mena une vie très active au milieu des tribus dont l'administration
lui était confiée. Nommé calife ou lieutenant du bey en 1818 et obligé
de fixer alors sa résidence à Constantine, il jugea nécessaire de déblayer
et d'assainir les abords de son habitation. Il demanda et obtint facilement
la propriété de la ruine de Dar el Bechmat, pour laquelle il donna en
échange une petite maison qu'il possédait dans un autre quartier de la
ville. La masure et les décombres qui touchaient à sa demeure furent.
rasés. Sur leur emplacement, qu'il entoura de hautes et discrètes murailles,
il planta des orangers apportés de Mila, et créa le jardin qu'on voit
actuellement à gauche en entrant dans le palais.
Nommé bey de Constantine en 1826, il s'installa à Dar el Bey, vaste bâtiment
affecté depuis longtemps à la résidence officielle des gouverneurs de
la province de l'Est.
La majeure partie de sa famille et surtout sa mère, El Hadja Rekia, continuèrent
à habiter la maison de Oum-en-Noun.
Pendant son pèlerinage à la Mecque et son séjour en Égypte, il avait pu
juger de l'effet séduisant des palais orientaux. Son prédécesseur Salah
bey avait, du reste, introduit déjà le luxe de ce genre d'habitations
à Constantine : plusieurs monuments d'utilité publique et différents embellissements
y avaient été luvre de sa munificence éclairée.
El Hadj Ahmed, à son tour, ne voulut rien épargner pour se construire
un logis dont la splendeur fût à la hauteur de son orgueil. De gré ou
de force, il commença par se faire céder, à l'aide de ventes ou par voie
d'échanges, plusieurs maisons voisines de Dar-oum-en-Noun, afin de donner
plus d'étendue à son futur palais.
L'exemple suivant donne une idée des expédients odieux qu'il employa.
Une vieille femme, née dans la maison qu'elle habitait et qui tenait à
y finir ses jours, ne voulut s'en défaire à aucun prix. En présence de
cette obstination, le bey la fit enfermer chez lui, dans une étroite prison
et la priva progressivement d'air et de lumière. Elle résista quelque
temps, mais il fallut bien qu'elle cédât à la violence ; un taleb complaisant
rédigea une déclaration par laquelle la cession de l'immeuble convoité
était consentie, La pauvre vieille femme, exténuée par les privations
de tout genre qu'elle avait souffertes, n'obtint sa liberté qu'en promettant
de ne plus remettre jamais les pieds à Constantine. Elle fut conduite
en Kabylie où elle ne tarda pas à mourir de misère.
Dès que la construction de l'édifice fut définitivement résolue, le bey
envoya en Italie un Génois, du nom de Schiaffino, qui faisait à Bône un
grand commerce d'exportation de grains, et il le chargea d'y acheter des
marbres et tout ce qui pourrait être nécessaire à la décoration d'une
maison fastueuse.
Lorsque tous ces objets eurent été débarqués à Bône, le bey mit à la disposition
de Schiaffino les hommes et les mulets nécessaires pour leur transport.
Les colonnes et autres pièces de marbre étaient soigneusement emballées
dans des caisses, auxquelles on adapta de longues perches formant comme
une sorte de brancard que portaient des mulets. La crainte de mécontenter
le bey était telle que des populations entières accompagnèrent au loin
ce convoi, aplanissant les passages difficiles, soutenant les charges
pour éviter les cahots, et maintenant la marche des mulets à une allure
régulière. Chose remarquable, malgré la maladresse habituelle des indigènes,
leur manque d'ensemble dans les moindres opérations, tous les matériaux
parvinrent intacts à Constantine. Or il n'y avait à cette époque aucune
route tracée entre Bône et cette ville, et les indigènes n'avaient d'autres
moyens de transport que le dos des mulets ou des chameaux ; on doit juger
par là de la difficulté que présentait une semblable opération à travers
un pays souvent montueux et d'une quarantaine de lieues de parcours. Il
est vrai que de nombreux cavaliers surveillaient le convoi cheminant à
petites journées, et que la moindre négligence de la part des muletiers
était punie de coups de bâton, avec la perspective d'encourir, en arrivant,
une punition beaucoup plus sévère.
Schiaffino demanda des grains en payement de ses fournitures; il eut le
bonheur que ces grains, bien ou mal acquis, lui furent livrés et embarqués
à Bône pour Livourne.
A Constantine, les ouvriers indigènes mirent immédiatement la main à l'uvre,
et déjà le péristyle qui entoure le jardin des Orangers était presque
achevé, quand le bey apprit que les habitants, en tête desquels se trouvaient
les propriétaires expropriés, avaient adressé une plainte au pacha d'Alger.
Ses envahissements au détriment de ses voisins, les dures corvées exigées
pour le transport des matériaux, l'énorme quantité de grains livrés à
Schiaffino, en partie aux frais des habitants, pour payer ses fournitures,
avaient justement ému le peuple et soulevé dans les esprits une excitation
qui se manifestait par une protestation d'une énergie peu ordinaire et,
à coup sûr, fort imprudente.
Hussein pacha adressa un blâme sévère au bey de Constantine; il lui annonça
sa volonté de prévenir désormais de pareils attentats. El hadj Ahmed répondit
mensongèrement qu'il avait indemnisé les propriétaires dépossédés, en
leur donnant de l'argent et même d'autres immeubles en échange; et il
ajouta avec hypocrisie que, par soumission, il aurait égard à leurs plaintes,
quoique mal fondées, et qu'il leur restituerait leurs biens. Le pacha
accueillit cette justification, et la construction du palais projeté fut
suspendue.
Mais on peut bien penser que El hadj Ahmed, dont le caractère altier
n'entendait souffrir dans sa province d'autre volonté que la sienne, conçut
le plus vif ressentiment contre les plaignants et les poursuivit de sa
haine. Il n'ajourna son projet que pour peu de temps, très résolu à prendre
sa revanche et à faire un jour payer chèrement cette insulte publique
faite à son amour-propre.
Après la prise d'Alger en 1830, El hadj Ahmed, devenu maître absolu de
Constantine et se croyant bien à l'abri d'une invasion française, prit
le titre de pacha. Animé plus que jamais de la passion de manifester son
pouvoir par la magnificence de sa demeure, et usant à son gré d'une, autorité
sans contrôle et sans limites, il ne recula devant aucune considération
pour réparer rapidement le temps perdu et poursuivre avec une nouvelle
ardeur l'exécution de ses desseins.
" Vous n'avez pas accepté les offres que je vous avais faites pour
vous indemniser, dit-il à ses voisins; vous avez même eu la hardiesse
de réclamer auprès du pacha; aujourd'hui, il n'y a plus d'autre pacha
que moi, je suis le maître absolu et je prends vos maisons malgré vous
!"
La lutte était impossible. Les propriétaires n'avaient qu'à baisser la
tête: tout autour du palais projeté il fallut déguerpir sans délai devant
le caprice du despote.
Immédiatement El hadj Ahmed rassembla des ouvriers et, sans le moindre
scrupule de conscience, fit démolir toutes les maisons qui avoisinaient
son jardin, tant celles qui étaient propriétés particulières que celles
des mosquées constituées habous, c'est-à-dire "bien religieux".
Il s'empara de cette manière de vingt-huit maisons, de quatre boutiques
et d'un atelier de tisserand.
Quand il eut fait place nette, les travaux commencèrent, et ce palais
dont la construction, dans les circonstances ordinaires, eût certainement
demandé les efforts de plusieurs générations, s'éleva comme par enchantement
et se forma de, toutes pièces, à l'aide de corvées.
Les architectes du pays, qui n'avaient point perdu tout souvenir des traditions
anciennes, déployèrent dans les plans et les détails de l'uvre toutes
les richesses de leur imagination. Le kaïd ed-dar ou grand majordome,
chargé spécialement de faire exécuter le, conceptions de son maître, avait
recruté tous ceux d'entre les ouvriers qui, à Constantine ou dans le reste
de la province, jouissaient d'une certaine réputation d'habileté. Un maçon
de la ville ainsi qu'un Kabyle qui pendant longtemps avaient exercé. leur
profession à Alexandrie et à Tunis, eurent la haute direction des travaux
de leur art; les peintres, les menuisiers, les charpentiers et autres
étaient également des ouvriers indigènes. On fit seulement venir de Tunis
quelques juifs qui se chargèrent de placer les carreaux de vitre, les
glaces et la plupart des ouvrages de ferblanterie. Il est donc inexact
que le palais ait été construit par des ouvriers italiens, ainsi que l'ont
écrit quelques voyageurs.
Les plâtriers, chaufourniers et briquetiers des environs furent également
mis à contribution. Les jardiniers du Hamma durent fournir les roseaux
nécessaires pour recouvrir les toitures. Quant aux planches et aux poutres,
on les fit apporter des forêts de la Kabylie orientale et de celles qui
existent aux environs de Batna.
On mit pour cela en réquisition toutes les bêtes de transport que l'on
pût trouver. Schiaffino expédia une seconde fois des marbres, des faïences
vernies, des carreaux de vitre et des couleurs achetés à Livourne et à
Tunis; mais on ne tarda pas à s'apercevoir que, malgré ces envois successifs,
les matériaux dont on disposait seraient insuffisants, car on n'avait
pas calculé d'avance le développement définitif qui serait donné aux constructions.
Pour s'en procurer de nouveaux, le bey employa un moyen expéditif et surtout
très économique. Quel besoin avait-il de faire venir ce dont il avait
besoin, de si loin, et à si grands frais? Ne savait-il pas qu'il pouvait
disposer non seulement des biens, mais de la vie même de ses sujets? Ses
satellites, hommes généralement peu scrupuleux, se chargèrent d'ailleurs
de le lui rappeler.
Tout ce que les principales maisons de Constantine possédaient de remarquable
en marbres, colonnes, faïences, portes et fenêtres, fut extorqué dès lors
pour la décoration du palais; on fit du neuf avec du vieux, et l'on parvint
ainsi, sans bourse délier, avec beaucoup de profusion unie à quelque peu
de confusion, à un luxe surpassant tout ce qu'on avait vu jusqu'alors
à Constantine.
Afin de capter la faveur du maître, quelques individus que l'opinion publique
a voués depuis à la réprobation, se constituèrent les exécuteurs passionnés
de sa rapacité. Jetant journellement un nouvel aliment à l'avidité du
bey, ils lui dénonçaient les lieux où existaient des objets rares ou précieux.
Ce fut un pillage, un brigandage en grand, et la ruine de plusieurs des
plus belles maisons de la ville. Dans l'empressement qu'on y mettait,
on ne se croyait obligé à aucune précaution. Le chef des maçons fut écrasé
à la Kasba par une galerie qui s'écroula sur lui au moment où il détachait
maladroitement les colonnes servant de support. La maison de campagne
de Salah bey, située sur les bords de Roumel, plus maltraitée qu'aucune
autre, fut dépouillée de la plupart des marbres, des briques émaillées
et des objets de luxe qui faisaient son ornement. De ces provenances multiples
provient le disparate que l'on remarque dans les décorations du palais.
Les
juifs de la ville reçurent l'ordre de fournir gratuitement, et dans un
délai très court, les nouvelles couleurs et les carreaux de vitre dont
on avait encore besoin; ils durent se cotiser pour ne pas s'exposer à
une charge plus lourde.
Le bey, semblable à ces antiquaires passionnés qui ramassent, entassent
et collectionnent tout ce qui leur plaît, stimulait souvent par sa présence
le zèle des ouvriers. Ses exigences croissaient sans cesse; il trouvait
à chaque instant que son palais était trop étroit, et, sans le moindre
scrupule, faisait abattre d'autres murs mitoyens, pour faire place à de
nouveaux corps de logis.
On ne sait où il se serait arrêté, si les bruits de la première expédition
française contre Constantine ne l'eussent forcé de s'occuper de questions
plus graves, et de songer à se défendre plutôt qu'à satisfaire sa manie
de bâtir.
Les habitants indigènes disent naïvement que si son règne se fût prolongé
quelques années de plus, il aurait, dans son enivrement de despotisme,
envahi la moitié de la ville pour agrandir son palais, et dépouillé l'autre
moitié de tout ce qui aurait pu assouvir ses caprices. En présence de
la rapacité de ce tyran, il est, en effet, difficile de déterminer quelle
est l'étendue qu'il aurait fini par donner à son palais.
Il faut cependant reconnaître que quelques personnes privilégiées en petit
nombre reçurent en argent la valeur de leurs maisons, ou bien, par échange,
des immeubles qu'El hadj Ahmed avait fait. mettre sous séquestre depuis
qu'il portait le titre de pacha.
Plusieurs familles importantes du pays, mises dans la nécessité de s'expatrier
pour s'affranchir de la tyrannie d'El hadj Ahmed, se réfugièrent à Alger,
sous notre drapeau. A leur égard, le despote n'eut qu'à recourir à la
confiscation.
J'ai vu quelques pièces authentiques constatant ce fait, et j'ai transcrit
et traduit notamment un passage conçu en ces termes :
"Un tel étant allé habiter parmi les Français, nos ennemis, que Dieu
maudisse et extermine ! ses propriétés ont été confisquées, et nous donnons
tel de ses immeubles à tel autre individu, afin de l'indemniser de la
maison que nous lui avons prise pour l'agrandissement de notre palais."
1.
Vers 1787. Sa famille était l'une des plus notables de Constantine. Il
avait été khalife sous le bey Braham el-Rabbi. Dans cette haute fonction,
il était tout-puissant. Mais des rivalités jalouses ayant excité contre
lui les soupçons du bey, il fut obligé de s'enfuir de Constantine pendant
une nuit, en se laissant glisser le long des pentes escarpées qui se trouvent
derrière le quartier du Tabia. Il se réfugia à Alger, où il sut se concilier
l'affection du pacha, qui le nomma bey de Constantine au mois d'août 1826,
en remplacement du bey Manamanni. (retour)
2. Le mot arabe Derb signifie porte,
passage, défilé. On l'emploie, en Algérie, pour désigner une rue fermée
par une porte. (retour)
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