Extraits d'un article du livre, dirigé par F.Z. GUECHI, et intitulé "CONSTANTINE une ville, des héritages" (Editions Media-Plus - 2004)

DE LA VILLE UNIQUE À LA VILLE DUALE
Constantine, au contact de la colonisation

Ghanima MESKALDJI
Enseignante chercheure en Aménagement du territoire, ANDRU/PNR/ CU19920. Université Mentouri. Constantine.


Quand les Français sont entrés à Constantine en 1837, après avoir été repoussés une première fois, ils ont découvert une ville perchée sur un rocher isolé par les gorges du Rhummel (1), et un paysage urbain qui porte la marque des principes fondamentaux de l'urbanisme arabo-musulman.
En effet, l'organisation socio-spatiale est fondée sur la hiérarchisation des espaces, la séparation des fonctions résidentielle et économique, le regroupement des artisans par corps de métiers (2), la localisation judicieuse des équipements religieux, sociaux, scolaires ainsi que l'emplacement précis des organes du pouvoir (palais du Bey et annexes, casernes...).
Ceci confère à la ville une structure spécifique qui reflète l'adéquation entre les différents composants urbains (bâti, voirie, équipements...) le tout parfaitement adapté à la nature du site.
Déroutés à la fois par la topographie particulièrement difficile et la compacité du tissu urbain, les premiers édiles ont hésité quant au sort à réserver à cette ville : fallait-il la laisser intacte et la placer sous l'autorité d'un Hakem (3)?
Le site éminemment stratégique a dicté l'autre choix, celui d'une occupation. Celle-ci ne fut pas aisée et prit deux formes :
Occupation cantonnée à la partie haute du Rocher (4) qui a abouti au partage de la ville en deux entités et causé la perte de nombreux édifices religieux et habitations.
Occupation plus diffuse et un "grignotage" du territoire réservé aux autochtones, lors de la percée des grandes artères avec pour résultat des façades coloniales masquant le tissu ancien.
Les interventions sur l'espace se sont accompagnées de la mise en place d'institutions nouvelles supplantant l'organisation originelle par la transposition d'un nouveau système d'administration au service des occupants.

[…] Conformément à l'ordonnance du 9 Juin 1844, les travaux portent sur la partie haute, épargnant le quartier indigène qui conserve sa physionomie et des avantages certains : en effet le passage de Bab el Oued vers Bab el Kantara se fait sur son territoire. Les autorités coloniales ont senti la nécessité de relier ces deux points stratégiques et décident alors le percement de la rue Nationale qui garde jusqu'à ce jour l'appellation : Triq jdida.
Pour tracer cette rue, il a fallu démolir et dégager des pans entiers des vieilles constructions et toute la façade de la plus ancienne mosquée de la ville (al-jamaa al-kabir) qui remonte au l3ème siècle; puis s'infiltrer d'une façon plus insidieuse à l'intérieur de la ville indigène, en rectifiant ou alignant les ruelles existantes et repousser au maximum le tissu ancien qui se contracte comme une peau de chagrin.
Plus que la ligne de partage de 1844, c'est la rue Nationale qui défigure le vieux Constantine, et accentue son aspect hybride. Le résultat de l'ensemble de ces opérations est l'apparition d'un nouveau paysage urbain caractérisé par la dualité à tous les niveaux.
A la géométrie de la ville haute avec des rues, se coupant en angle droit, un tissu aéré par des places et placettes, des façades alignées, s'oppose la compacité de la ville basse desservie par un réseau de voies qui s'élargissent, se rétrécissent ou s'infléchissent à souhait pour se terminer parfois en impasses ou passages voûtés.
Le tracé de ces voies étroites et sinueuses reflète à la fois l'adaptation à une topographie accidentée, à la nature semi-aride du climat par la création de zones d'ombre source de fraîcheur, mais aussi et surtout par le souci de favoriser les rencontres, et les contacts; " l'échelle humaine est partout présente" (5).
Le cheminement obéit au principe de la séparation des espaces public et privé voire familial, pour dégager une véritable hiérarchie du réseau. Celui-ci part de la rue principale à vocation commerciale empruntée par tous (et donc par l'étranger) et aboutit à l'impasse à fonction exclusivement résidentielle fermée aux regards externes. Entre l'une et l'autre, une série de voies plus ou moins animées assurent la liaison entre les axes principaux, leur statut est semi-public.
Ce schéma se retrouve dans les secteurs épargnés par l'implantation coloniale et perdure d'une façon quasi intacte dans la presqu'île de Sidi Rached (6), et autour de la rue Perrégaux (Slimane Mellah).
La dualité se retrouve au niveau du bâti. D'un côté, la maison traditionnelle dont le principe de la "horma" oriente la configuration et rend l'espace domestique inviolable. Sobriété et discrétion caractérisent la construction : point d'étalage de faste jusqu'aux maisons les plus riches. Ceci se répercute sur la façade aux murs aveugles ou percés de fenêtres de petites dimensions. Des saillies et encorbellements chevauchent la rue étroite pour former des passages couverts et renforcent l'irrégularité des façades. L'entrée se fait par une pièce en chicane "Sqiffa" qui forme écran avec l'espace extérieur, et dans laquelle s'opère le tri des visiteurs. L'élément principal de la construction est "wast ed-dar" ou patio, cour intérieure à ciel ouvert autour de laquelle s'articulent les différents composants de la maison. Régulateur de température, source d'éclairage et d'ensoleillement; c'est l'espace où se retrouvent tous les occupants, mais espace féminin avant tout. La cohabitation dicte ses règles que chacun est tenu de respecter. L'utilisation d'équipements communs renforce la vie communautaire et les relations dépassent le stade du voisinage. L'intériorisation de la vie (tournée essentiellement vers wast ad-dar) et la sauvegarde de l'intimité familiale par le rejet de l'étranger font la différence avec les constructions élevées par les Européens.


1. Le site initial de Constantine est déterminé par les gorges de l'oued Rhummel et la falaise qui domine la vallée du Hamma située à 250 m en contre-bas.
2. Avec la prise en compte de la nature des activités et des nuisances qu'elles génèrent.
3. Le maréchal Valée voulut interdire aux Européens de s'y installer.
4 . Ici Rocher devient un nom propre et désigne la ville originelle (médina actuelle).
5. P. Lowy : La médina de Tunis, thèse de Doctorat 3ème cycle. Université de Caen 1973.
6. Presqu'île de Sidi Rached : ainsi appelée à cause de sa forme en pointe et du ravin qui l'entoure.

 

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