20 décembre 2016
Alors que la restauration a coûté près de 8 milliards
de dinars
La Médina de Constantine est-elle perdue ?
A moins d'un miracle, la vieille ville de Constantine est perdue à jamais.
Ce patrimoine millénaire est détruit irréversiblement
par la main de l'homme et les aberrations de la politique nationale de sauvegarde
du patrimoine.
Une commission d'enquête envoyée récemment par le ministère
de la Culture, à la demande du Premier ministre, a pu prendre la mesure
de la situation de cette Médina, conséquemment aux chantiers
lancés dans le cadre de la manifestation «Constantine, capitale
de la culture arabe» et les défaillances assassines qui ont marqué cette
opération qu'on a voulu ambitieuse. Comment expliquer ce fiasco à 7,8
milliards de dinars ? Qui a fait quoi et pourquoi ?
Pour comprendre le présent tragique, il est utile de saisir le passé pas
très lointain de la Médina de Constantine et la valse-hésitation
des politiques malgré les incalculables sonnettes d'alarme tirées
pour alerter sur le péril qui la menace. Deux grandes tentatives de
sauvetage et de restauration de ce patrimoine national ont été élaborées
ces vingt dernières années : le «plan de sauvegarde de
la vieille ville de Constantine» produit par les services du ministère
de la Culture, et le «master-plan» réalisé par l'université Roma
III, sur commande de la présidence de la République.
Les deux plans n'ont jamais été traduits sur le terrain pour
des raisons occultes. Jusqu'en 2014 où, dans le cadre de la préparation
de la manifestation «Constantine, capitale de la culture arabe»,
un projet titanesque de restauration de la vieille ville a été approuvé par
le gouvernement. Selon le directeur de la culture de la wilaya, Noureddine
Bougandoura, un budget de 7,8 milliards de dinars a été dégagé pour
financer 19 opérations touchant des mosquées, des zaouïas,
des maisons de maître, des hammams ainsi que des ruelles, des derbs et
des placettes, soit 74 projets. Le pilotage de l'opération a alors été confié à l'Office
de gestion des biens culturels (OGEBC), dirigé par Abdelwahab Zeghar.
Diktat de l'urgence
Dans l'anarchie et la précipitation qui ont caractérisé la «mise à niveau» de
Constantine pour accueillir convenablement les invités arabes de la
manifestation grandiose, l'OGEBC, désigné maître d'ouvrage
délégué est chargé aussi du suivi technique, tombe
dans le piège et commet des erreurs fatales à l'endroit de la
vieille ville. L'OGEBC n'assume pas seul la responsabilité de la précipitation
que doivent endosser aussi le wali, le ministre de la Culture et les services
du Premier ministre qui tarabustaient tout le monde pour le respect des délais.
L'artiste Ahmed Benyahia, ancien président de l'association de défense
du Vieux Rocher, n'en pense pas moins : «Il y a des travaux qui peuvent être
terminés en une année et d'autres qui peuvent aller au-delà de
15 ans, parce qu'ils sont structurants pour la restauration et la mise en valeur
du patrimoine architectural de la ville et son site exceptionnel. On a malheureusement
engagé un processus de long terme sur le court, sous le diktat de l'urgence,
ce qui a engendré des incohérences dans le travail des différentes
parties.»
Et le mot «incohérence» n'est qu'un euphémisme pour
parler de véritables écuries d'Augias ou, comme dirait l'ancienne
ministre Khalida Toumi, «dar khali Moh» ! L'Office commence
par charger de jeunes architectes fraichement recrutés pour faire le
suivi technique, alors que, de l'avis général, ce genre de travaux
exige une grande expertise dans le domaine. Une expertise qui fait défaut
en Algérie, si ce n'est quelques architectes ayant suivi une formation
en Italie dans la spécialité et qui se comptent sur les doigts
d'une main.
Des zaouïas et des mosquées centenaires sont alors fermées, à l'image
des zaouïas Rahmania et Tijaniya et le mythique Djamaa Lakhdar où a
officié l'imam Abdelhamid Ben Badis. Des maisons de maître comme
Dar Daïkha, la dernière fille d'Ahmed Bey, se transforment rapidement
en chantiers et les échafaudages envahissent toutes les rues. Les habitants
de la Souika et de la Casbah prennent alors leur mal en patience et acceptent
ce chamboulement provisoire. «C'est pour la bonne cause», disait-on.
L'éléphant dans un magasin de porcelaine
Mais les jours, les semaines et les mois passent et les travaux ralentissent
jusqu'à leur arrêt total. Des voix expertes s'élèvent
pour dénoncer l'inconsistance des intervenants, bureaux d'études
et entreprises. Parmi ces dernières, certaines sont créées
nouvellement pour bénéficier de projets, grâce au népotisme
qui a entaché l'octroi des marchés. Des noms étrangers
aux métiers se sont retrouvés à détruire des murs,
des faïences anciennes, des trésors historiques inestimables. Ils
ont alors commis l'irréparable, comme des éléphants dans
un magasin de porcelaine.
La plupart des architectes se plaignent de l'absence d'études. Les
entrepreneurs attaquent les monuments sans attendre les ordres de service
(ODS) et les plans d'exécution, ce qui est pourtant interdit par la
loi n°98/04 relative à la protection des biens culturels. Le suivi
des travaux tombe aussi sous l'effet du laisser-aller, car la plupart des patrons
de bureaux d'études, résidant en dehors de la wilaya de Constantine, étaient
continuellement absents.
Les monuments subissent, sans exception, le décapage des murs, des
sols et des plafonds. Un décapage non justifié par ailleurs,
comme constaté dans certaines bâtisses qui ne souffraient que
de petits problèmes d'étanchéité, à l'image
de la mosquée Hassan Bey et la Grande Mosquée, témoigne
sous l'anonymat un architecte du secteur public.
A peine quelques mois après l'entame des travaux, les chantiers sont
désertés par les intervenants pour cause de non-régularisation.
En effet, le maître d'ouvrage omet de signer les ODS et ne joue pas franc
jeu, ce qui affecte la confiance entre les autorités et les intervenants.
Cette situation ne trouve pas de solution et soulève le courroux des
habitants de la ville.
A la veille du Ramadhan, pendant l'été 2015, des associations
de quartier dénoncent cette situation qui les empêche d'accomplir
les prières quotidiennes et les Tarawih dans leurs mosquées de
proximité, dont la plupart datent des époques ziride, hamadide,
hafside et Ottomane. L'affaire éclate alors au grand jour et fait la
lumière sur l'impuissance de l'Etat à assumer ses engagements.
Des universitaires et autres amoureux du patrimoine commencent alors à dévoiler
des couacs assimilés à des crimes contre la mémoire.
Echec
Près de trois années après l'entame de l'opération,
tous les travaux sont à l'arrêt, les monuments fermés et
les clés sont en possession des responsables des entreprises. L'ossature
des monuments est fragilisée, l'intégrité des structures
est atteinte considérablement après ces opérations anarchiques
qui n'obéissent nullement aux normes conventionnelles de la restauration.
Les amoncellements de gravats non évacués obstruent les accès
et gênent énormément le passage des citoyens qui vaquent à leurs
occupations quotidiennes dans des conditions très difficiles, voire
périlleuses.
L'infiltration des eaux pluviales à travers les toitures engendre une
humidité aux conséquences irréversibles à l'intérieur
des structures. Des fouilles et sondages archéologiques non autorisés
sont entreprises dans certains monuments de la Souika (zaouïa Etaïbia
et basse Souika, du côté de Dar Daïkha). A croire que l'intitulé de
l'opération aurait dû être «destruction des monuments
historiques», ironise un adepte de la zaouïa Rahmania avec dépit.
En 2015, la vieille ville a été transformée
en cimetière
de notre histoire. La faute à qui ? Au premier rang, l'OGEBC doit être
reconnu coupable de n'avoir pas su mener la mission qui lui a été confiée.
Mais derrière lui, les autorités supérieures du pays portent
toute la responsabilité de l'échec de leur politique vis-à-vis
du patrimoine matériel de la nation et cette destruction qui porte un
sérieux préjudice au bien commun du peuple. Les responsables
doivent payer pour ce crime abject.
— La mosquée Sidi El Kettani, construite par Salah Bey en 1776,
est richement décorée à l'intérieur et comporte
deux niveaux. Son impressionnant minbar a été taillé dans
un énorme bloc de marbre.
Cet imposant élément a été entreposé à l'étage
supérieur, sur un sol décapé dont il ne reste que
de fragiles poutres, à côté d'un tas de gravats.
La mosquée est annexée à une belle medersa, El
Kettania, qui fait office de tourba (mausolée) pour Salah Bey,
sa famille et des cadis. La tourba du bey des beys est dans état
lamentable.
En Turquie, par exemple, les touristes payent pour voir la tombe de
Souliman et Houyam. Idem à Tunis, où on paye aussi pour
voir la tourba de la princesse Aziza Othmana. Le traitement infligé ici
aux gouvernants de l'Algérie ancienne est scandaleux.
— Nous apprenons que le nouveau wali de Constantine, Kamel Abbas, vient de signer
un arrêté visant à dessaisir l'OGEBC de la qualité de
maître d'ouvrage délégué.
Désormais, c'est à la direction de la culture que revient
la maîtrise d'ouvrage, alors que l'Office est chargé seulement
du rôle d'assistant technique. Cette décision sonne comme
une sanction à l'encontre de l'Office, qui a failli à sa
mission.
Auparavant, en octobre dernier, les dossiers de
paiement ont été débloqués
par le nouveau directeur de la culture auprès des services
des finances de la wilaya.
N. N. |
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