6 mars 2005
DESTRUCTIONS EN SÉRIE DE BÂTISSES SÉCULAIRES
Menaces sur la médina de Constantine
Il était une fois une ville qui s’appelait Constantine.
C’était une très belle ville mais qui était
gouvernée par des personnes qui n’ont jamais compris que
cette ville très particulière était reconnue mondialement
pour la beauté de ses sites et la pluralité de son histoire
qui en ont fait la ville la plus ancienne au monde.
La ville bâtie du temps des Turcs était d’une incomparable
richesse architecturale, mais a commencé à s’éroder
face aux aléas du temps, conjugués à l’incivisme
de ses habitants et à l’incompétence de ceux qui
étaient censés la protéger. La ville européenne
aussi a dû rendre l’âme après avoir été
“contaminée“ par le virus des glissements de terrain,
et ce qui a été construit après l’indépendance
a été emporté un jour de gros orage par le Rhumel,
déchaîné. » Nous aurons peut-être, dans
un futur pas très lointain, à réciter la fin de
Constantine, telle une litanie, à une génération
qui aura subi la bêtise humaine à la disparition d’une
ville que plusieurs envahisseurs avaient réussi, pour un temps,
à faire courber, mais jamais à faire plier. Depuis plusieurs
jours, la main de l’homme détruit sans vergogne ce que
des siècles d’humidité et d’érosion
n’ont pu mettre à terre. Pas moins de 48 maisons de la
basse vieille-ville ont été rayées de la carte
architecturale de Constantine. L’administration, sous la conduite
du chef de daïra, n’a pas fait dans la dentelle cette fois-ci.
Dar el m’harsi, dar Beloucif, dar Bentchakar, plus connue par
dar Daïkha, fille d’Ahmed Bey, pour ne citer que celles-là,
se conjuguent déjà au passé, un passé composé
de propriétaires véreux, de locataires « criminels
» qui détruisaient leur habitation pour être relogés
ailleurs et une administration sclérosée qui n’a
jamais fait la différence entre une construction illicite et
une autre historique. Mme Badiâ Sahraoui, éminente enseignante
en architecture, pointe un doigt accusateur vers tout le monde. «
L’administration n’a fait qu’emboîter le pas
aux locataires et vers certains commerçants qui ont transformé
des maisons en de douteux bazars. Les autorités, de peur que
l’irréparable se produise, comme l’affaissement d’une
maison, ont préféré précéder les
évènements. Ce qui nous donne une destruction officielle
et une autre officieuse. De mon côté, je me pose toujours
la question suivante : qui est responsable de la vieille-ville, l’APC
ou les ministères de l’Habitat ou de la Culture ? Quant
au fameux Master plan, c’est un passage théorique par lequel
on est obligé de passer, mais il faut aller au-delà, car
le temps n’œuvre pas pour la vieille ville. » Il faut
savoir que la ville de Constantine a été classée
patrimoine national en avril 2004, malheureusement cela n’a pas
empêché les démolitions de continuer de plus belle.
L’Association pour la sauvegarde du patrimoine architecturale
de la vieille ville, créée en mai 2003 qui regroupe plus
de 150 propriétaires, ne sait plus à quel marabout se
confier. « L’APW a proposé de détruire toute
maison évacuée, sans l’aval de ses propriétaires,
en 2001. Une opération qui a été reportée,
puis suivie par une autre à la tête du client avec comme
motif de lutter contre le squattage. Mais si ce n’étaient
pas les mêmes familles évacuées qui revenaient à
leur ancien “logement“, après avoir vendu le neuf,
c’étaient d’autres personnes qui réoccupaient
les lieux sans la connaissance du propriétaire », nous
dira M. Bouchedja, le président de l’association.
48 maisons terrassées en une semaine
Sur place, après l’action des masses des agents de l’APC,
le passage des bulls étant impossible à cause de la configuration
du site de la vieille-ville, un spectacle de tsunami s’offre à
nos yeux. A la place des ouaste dar, jadis lieu de rencontre et de convivialité
entre les habitants, ne subsistent que ruine et désolation. Nous
avons pénétré à l’intérieur
d’une maison dont ne subsistent que les murs porteurs. Au milieu
des gravats, une grappe d’adolescents était agglutinée
autour d’un feu improvisé qui les réchauffait, au
même titre que l’alcool qu’ils ont ingurgité
auparavant et les cigarettes bien dosées qu’ils enroulaient
à l’abri des murs porteurs de la maison. Nous ne quitterons
les nouveaux propriétaires qu’après avoir acheté
une cigarette roulée et bien chargée, question de justifier
notre présence sur les lieux. Nous apprendrons qu’il y
a autant de lieux semblables que de maisons détruites de l’intérieur.
D’ailleurs, en compagnie du chef de daïra et de l’équipe
chargée des démolitions, nous découvrirons des
gourbis occupant le vide laissé après l’évacuation,
des mères abandonnées par leur progéniture après
l’octroi d’un logement pour la famille, et surtout plusieurs
lieux de débauche. Nous serons même agressés verbalement
par une fille qui se disait de Souk Ahras qui criait à qui voulait
l’entendre : « Je suis une p... et j’assume. C’est
mon boulot. » Ebahis, nous découvrirons des chambres très
cossues, élégamment meublées, qui servaient de
logis et de lieu de travail pour le plus vieux métier du monde
et qui contrastaient hideusement avec les gravats et les détritus
qui servaient de décor environnant. L’évacuation
des filles de ces lupanars ignorés de tous, mais connus par tout
le monde ne se fera pas sans grabuge, contrairement aux familles qui
avaient squatté des maisons plus loin, qui tête basse partiront
vers un avenir incertain. Un habitant de Zankat Lâmamra était
aux anges après l’évacuation de force des filles
de joie. Ces filles et leurs maquereaux nous pourrissaient la vie. Ils
régnaient en maîtres, au vu et au su des autorités.
Je sais que les propriétaires de maisons et quelques associations
parlent de culture. De mon côté, je ne pense pas que ce
qui se faisait ici ressemble de loin ou de près à de la
culture. De son côté, Ahmed Benyahia, président
de l’association du Vieux-Rocher et artiste connu sur la place
de Constantine, ne veut nullement entendre parler de démolition.
« La démolition reste l’extrême solution et
la plus mauvaise. Il faut créer une sorte d’ateliers de
la médina sous la direction du ministère de la Culture
pour essayer de restaurer avec des matériaux authentiques, car
la vieille ville reste la mémoire de Constantine et il faut la
protéger. Pourquoi ne pas prendre ce que l’Unesco est prête
à nous donner ? Pourquoi en 1985 l’APC avait jugé
des demandes de construction sur le site de la vieille-ville caduques
du fait de restaurations futures, et ordonnée depuis les démolitions
? Je pense que les 52 ha de Souika et autres quartiers arabes, en plein
centre-ville attise l’appétit de la mafia du foncier, cela
après le pillage organisé et systématique des richesses
du Palais du bey, en restauration éternelle, d’El Ketania,
de la synagogue, comme la faïence, les lustres, les meubles et
les portes. Même ce que les autorités appellent pompeusement
restauration n’en est pas une, car on ne peut restaurer qu’avec
des maîtres artisans et non avec des marteaux et autres engins
de destruction. La preuve, Sidi Rached est définitivement perdu
suite à sa restauration et le Palais du bey le sera après
la fin des travaux. Je préconise une pause, une hodna, pour voir
où l’on va. La vieille-ville de Constantine est en voie
d’être classée patrimoine mondial de l’humanité.
Attendons encore un peu. La cellule de réhabilitation et de sauvegarde
de la vieille-ville présidée par le wali s’est vidée
de sa substance. Même le directeur de l’urbanisme censé
en être la cheville ouvrière ne se manifeste plus. On ne
le voit que lorsqu’il y a des délégations étrangères.
Alors je fais appel au ministère de la Culture et aux nombreux
amoureux de l’antique Cirta pour arrêter le massacre. »
La société civile en émoi
C’est vrai que plusieurs associations œuvrent inlassablement
pour la préservation de ce qui peut encore l’être.
D’ailleurs, lors de l’évacuation des squatters de
dar Daïkha, les membres d’une association bénévole
tenteront sur les lieux de faire infléchir le chef de cabinet
de la wilaya et le chef de daïra quant à la démolition
« du site historique que représente la maison ».
Peine perdue, puisque la machine destructrice était déjà
en marche. « Je suis chagriné autant sinon plus que ces
gens pour le sort réservé à quelques maisons de
la vieille-ville, nous dira M. Aouachria, chef de daïra de Constantine,
mais la sécurité des citoyens passe avant tout. Il faut
être lucide : l’Etat n’a pas les moyens des restaurer
ou de rénover tout le bâti de cette vieille-ville. C’est
vrai que cette maison aurait pu être classée, mais vous
voyez que son état ne laisse aucun doute sur son affaissement
prochain et inéluctable. D’ailleurs, plusieurs personnes
affiliées à ces associations pour la préservation
de la vieille-ville ne militent que pour des maisons qui leur appartiennent,
en principe. » Et M. Aouachria nous exhibera des documents qu’une
personne présente avec l’association lui avait remis, il
y a quelques semaines, tentant de diriger son avis quant à une
affaire d’héritage d’une maison dans cette même
vieille-ville. Il reste qu’après la destruction des maisons
de l’intérieur, et après le départ des «
démolitionmen » le problème de squattage des lieux
par une faune malfaisante ne fait aucun doute, comme cela s’est
passé à Rebaine Chérif et d’autres quartiers
du Rocher. « Le problème est très sérieux.
Une opération de déblayage et de surveillance des lieux
doit en principe suivre celle des démolitions. Malheureusement,
par manque de moyens financiers, la deuxième opération
n’a pratiquement jamais eu lieu », nous avouera le chef
de daïra. Et les associations de conclure que les autorités
« dégainent » très vite pour expulser des
familles, il est vrai dans leur tort, pour livrer ensuite les lieux
à des voyous sans vergogne qui y nageront comme des poissons
dans l’eau. En attendant, la machine destructrice continue son
œuvre, implacablement, reléguant au fin fond du Rhumel les
plaintes et les complaintes de ceux qui ont Constantine dans le cœur.
Les solutions, pas immédiates, malheureusement, existent comme
celles que nous propose Badiâ Sahraoui. « Si j’avais
un quelconque pouvoir, j’arrêterais le rôle de chacun.
Je ferais en sorte que les décideurs soient des techniciens et
non des bureaucrates, et où l’acteur principal sera la
commune . Ce n’est qu’à partir de là qu’on
commencera à avoir une ébauche d’un vrai projet
pour notre médina. » Y aura-t-il une cavalerie qui interviendra
en dernière minute, comme au cinéma, pour sauver l’héroïne
qu’est la vieille-ville de Constantine, ou au contraire l’amère
réalité enveloppera les vieux quartiers pour les reléguer
au rang de vestiges du passé ? Nul ne peut le dire pour le moment.
Hamid Belagha
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