La Cité Henri Lellouche
Sidi Mabrouk autrefois vaste terrain marécageux,
insalubre, battu des vents l'hiver attira l'attention d'un édile
de la ville qui se consacra religieusement, par conviction et amour
du peuple à tout ce qui pouvait favoriser son environnement
et sa condition. Je dis avec respect, gratitude et fierté
que ce remarquable visionnaire était mon oncle et avait exercé
sur ma propre éducation un rôle de deuxième
père.
Son projet et son but étaient de faire de cet inutile plateau
malsain, un village, afin d'y accueillir tous les mal-logés
de condition modeste, venus de tous horizons (alsaciens, corses)
que les avatars de la vie avaient rejetés hors de chez eux.
des familles arabes précairement abrités et une bonne
frange de la communauté juive qui vivait en ghettos, foyers
d'inculture, de misère, de promiscuité et d'insalubrité
notamment dans le quartier de Kachara.
Le terrain marécageux et pierreux vit sortir de terre des
villas toutes semblables que chacun aménagea plus tard à
son goût et ses moyens. Chaque villa jouit d'un double jardinet
et de deux vérandas. Il s'installa une amitié réelle
entre les populations juives et arabes sinon une vraie fraternité.
Ceux qui venaient d'ailleurs, sans doute dépaysés
se montrèrent plus distants, voire hostiles (antisémitisme?
peut-être ...). Idée géniale et généreuse
! Ces étendues de terre inexploitées et arides, formées
de rocs et de broussailles, à quatre kilomètres de
la ville allaient devenir par la magie du visionnaire, un havre
de bonheur, une oasis de fraîcheur, un eldorado pour une population
déshéritée qui n'avait connu que la pauvreté
ou l'exil avec toutes leurs incertitudes.
Ce territoire qui comprenait un immense plateau couvert de ronces
et de rocailles, était bordé au nord par une superbe
foret de pins appelée "Bois de la Légion d'honneur"
ou "Bois de Boulogne". Ce bois s'étendait jusqu'aux pieds
de la montagne de Djebel Ouach, dont on pouvait atteindre le sommet
en voiture, à travers de petites routes en lacets, et d'où
l'on apercevait en contrebas la magnifique forêt et le plateau
du Mansourah. Cet embryon de village pris aussitôt le nom
de son créateur : "Cité Henri Lellouche ", porté
sur une immense banderole à l'entrée du village, comme
signe de reconnaissance à l'homme sage et éclairé,
qui le créa.
Djebel Ouach et Rivière des Chiens furent dès lors
des pôles attractifs très forts, lieux privilégiés
de détente, de repos et de fraîcheur, pour tous les
citadins, par ces journées chaudes où le thermomètre
flirtait allègrement avec une canicule en folie ainsi que
pour les nouveaux habitants. Pique-nique joyeux, autour des quatre
merveilleux lacs de la montagne, dans lesquels se miraient des arbres
centenaires ; lieu aussi de méditation pour le Vénérable
grand Rabbin Sidi Fredj qui pouvait dans la paix du site, s'intégrer
à la nature sereine dans une osmose religieuse ; lieu de
rêve des fiancés, en quête d'évasion.
Bref, Djebel Ouach fut et reste sans doute un endroit merveilleux
de beauté, de fraîcheur et d'oubli. La Rivière
des Chiens se trouvait à l'autre versant du village, à
l'opposé du Plateau et en contrebas. Une douce rivière
glissait, transparente sur des cailloux lisses et brillants. Nombreux
allaient se baigner dans ses eaux limpides ou pour cueillir sur
ses rives charmantes ces fleurs champêtres aux tons variés.
Les pêcheurs en revenaient chargés de gardons et de
brochets.
Ce qui allait devenir village et accueillir tant de familles était
donc en l'an de grâce 1931 un immense chantier que grues et
pelleteuses remuaient en tous sens, ouvert à un gigantesque
essaim d'ouvriers. Il fallait assainir, défricher, assécher,
ameublir... Bientôt sortirent de terre des constructions identiques
les unes aux autres, dans un réel et évident souci
d'équité, cubes identiques entourés de jardinets,
sorte de zone pavillonnaire, d'un modèle standard. Lorsque
furent achevées ces constructions, chacun apporta à
sa maison sa touche personnelle, à la mesure de ses moyens
et de ses idées. Les villas s'échelonnaient par groupe
de six et chaque groupe de villas était séparé
d'un autre par une route transversale.
Je me souviens encore très précisément des
gens qui occupèrent toutes les villas des deux premiers programmes.
Je les conserve en moi comme de précieux et éternels
souvenirs. Je peux après tant d'années, appeler chaque
villa par le nom de ses occupants. Ma mémoire est restée
fidèle à la gentillesse, à la solidarité
de ces braves gens, associés dans une même destinée.
D'autres familles s'installèrent plus tard dans le village,
qui s'agrandit de deux programmes nouveaux, devenant petite ville
et attirant de plus en plus d'habitants grâce à sa
beauté, à son climat redevenu sain, à ses aménagements
et au confort que l'on y trouvait.
A l'entrée du village était l'unique école.
Superbe bâtiment digne de Ferdinand Buisson dont il arborait
le nom, large, imposant, inondé d'air et de lumière,
ouvert sur d'immenses baies vitrées, il symbolisait la culture
française dans ce village tout neuf, où chacun était
venu traînant à ses souliers, son modeste passé,
une culture, discutable parfois, et ses complexes toujours, sans
parler de ses ignorances et de ses superstitions. Dans l'immense
cour où les arbres, récemment plantés étendirent
lentement leur ombre, les quelque deux cents enfants que comptait
le village, libres, heureux, s'ébattaient, les joues rouges
de santé dans l'air vivifiant et pur. Des salles de classe
en enfilade s'ouvraient sur un vaste préau. On était
désormais bien loin des écoles vétustes dont
le plancher gémissait sous les pas. C'est aussi dans cette
superbe cour, agrémentée de quatre arbres que j'attendais
chaque matin, à l'heure de la récré, la venue
de mon nourrisson, qu'Adrienne m'amenait pour sa goulée matinale
et qu'elle ramenait, somnolent et repu, à la tendre grand-mère,
disponible et accueillante. Adrienne, "aide maîtresse", hé
oui ! Cela existait déjà, on n'a rien inventé
! accomplissait avec plaisir ce rite quotidien qui était
parfaitement admis.
Donc, des villas de part et d'autre s'alignaient le long des rues
spacieuses et bien goudronnées. Des jeunes platanes, plantés
le long des trottoirs sablés, apportaient leur ombre et leur
verdure. Au centre du village, une large place offrait aux enfants
une aire de jeux, aux adultes la détente et facilitait un
passage agréable d'un quartier à l'autre. Seule fausse
note pour les râleurs : une statue de pêcheur dénudé
en occupait le centre, heurtant les consciences pudibondes. Car
face à cette statue se dressait la superbe Synagogue, que
l'on inaugura en grande pompe et que l'oncle fit surmonter de la
généreuse devise : "ma maison est un oratoire pour
tous les peuples ", la faisant ainsi accepter et tolérer
dans le paysage familier du village aux mille facettes.
Ma villa reste à mes yeux la plus belle, bien qu'il y en
eût aussi de fort jolies, avec jardinets aménagés,
côté cour et côté jardin. La Synagogue
du village devin mon principal pôle attractif. Elle s'élevait
altière, lieu de méditation et de prières,
spacieuse, claire, de construction moderne. Elle avait un autel
accueillant et confortable : on accédait au tabernacle, large,
par quatre escaliers de marbre ; au plafond, de superbes lustres
d'or, ciselés, éclairaient vivement l'enceinte. De
larges travées permettaient un passage aisé entre
des bancs faits d'un bois précieux, ouvragés et lisses.
Le deuxième étage, une mezzanine, était réservé
aux dames. C'était un lieu d'attrait irrésistible
pour les jeunes gens qui, entre deux psaumes "mataient les donzelles".
Le temps, les moeurs restent éternels. On accédait
à l'étage par des escaliers majestueux, que bordaient
des rampes en fer forgé, très ouvragées. De
larges baies laissaient la lumière pénétrer
à flots, inondant le merveilleux espace consacré à
l'Éternel. Cette Synagogue a toujours accueilli une population
fervente, sincère et malgré sa modestie, généreuse
de ses dons. Je fréquentai l'oratoire tous les vendredis
soirs, à l'heure où, la table du Chabbath déjà
dressée dans la maison, ma mère attendait, lasse mais
détendue, le retour de sa maisonnée.
Ce chapitre "La Cité Henri Lellouche"
est extrait du livre Constantine - Afin que je demeure
écrit par Madame Georgette HALIMI, Directrice d'école
Honoraire, Officier des Palmes Académiques.
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