Souvenir
des manifestations par Abdelkrim BADJADJA
Dimanche 11 décembre 1960...11h45 : Je viens de quitter ma maison à Rahbat Souf, et j'emprunte le passage voûté en direction de la placette de R'Cif, sans but précis. J'ai dans ma poche deux billets de cinéma, achetés la veille avec le pécule hebdomadaire que me verse un commerçant en guise de salaire pour des calculs comptables... Tout à coup, j'entends l'inévitable refrain "tatata...tata...tatata...tata..." venant cette fois de Tarik el Djadida. Quoi ? Mais non, ce n'est pas "Al...gé...rie fran...çaise" que j'entends, c'est deux fois trois coups : "tatata...tatata" ! Qu'est-ce que c'est que ce nouveau refrain ? Je tends l'oreille tout en changeant de direction, prenant un raccourci pour Tarik el Djadida... Ce n'est pas possible, je n'ose y croire...Je débouche sur cette longue artère commerçante qui coupe la vieille ville en deux parties, les slogans proviennent du bas de la rue, près du pont Bab el Kantara...C'est bien "Al...gé...rie mu...sul...mane" que j'entends distinctement maintenant. C'est la première fois que j'entends un slogan hurlé non pas par les européens, mais bien par des musulmans... Un groupe de jeunes à leur tête Moussa Idir, qui avait été détenu en 1958 à la sinistre cité Améziane en dépit de son jeune âge, en même temps que mon père qui était le plus vieux. Une jeune fille hurle à tue-tête au milieu des garçons...Sans hésiter un instant, je me mêle aux manifestants, pour les séances de cinéma on verra après... Toute la ville étant en ébullition, ce groupe de manifestants avait traversé une partie de la cité : R'sif, Rahbat Essouf, rue de France, environs de Souk el Asser, rue du 26e de Ligne, puis après avoir débordé les CRS à la Casbah, nous continuons vers le pont de Sidi M'cid, Hôpital, avenue Forcioli, Bab El Kantara, ensuite par camions –immatriculations camouflées- jusqu'à la cité des Mûriers, d'où il était impossible d'aller plus loin, des soldats en joue barrant le pont de Sidi Mabrouk… A 15:00, je décide de quitter la manifestation, pour traverser la voie ferrée, et rejoindre le cinéma "Versailles" où la séance avait commencé depuis une heure. Un copain avait gardé ma place, surpris de me voir débarqué en retard; je résume en quelques mots ce qui se passe dehors, quelques spectateurs écoutent avec attention, se détournant momentanément du film. A la sortie, mon copain donne son avis sur la manifestation : "Je veux bien avoir l'indépendance, mais assis dans un fauteuil !". Il sera chef de département à la présidence de la République durant l'époque de Chadli Bendjedid, et moi assigné à résidence au Sahara durant la même époque !
Abdelkrim Badjadja
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