XII
ASSAUT
RÉSISTANCE ACHARNÉE DES ASSIÉGÉS
PRISE DE CONSTANTINE
Le dernier acte de ce grand drame allait se jouer ; il y eut, de part
et d'autre, à la tombée de la nuit, un instant de recueillement solennel
; puis, chacun se prépara à bien faire son devoir.
El Hadj Ahmed, qui suivait avec anxiété les progrès de la canonnade, et
n'avait fait aucune communication directe au commandant en chef, lui envoya,
dans la soirée, un parlementaire, porteur d'une lettre. Il proposait de
conclure la paix, à la condition que le feu cessât pendant 24 heures,
temps nécessaire pour réunir une conférence et s'entendre sur tous les
points. Il ajoutait que le messager de la veille était en sécurité à Constantine,
nouvelle preuve que, pendant la nuit, les assiégés l'avaient mis au courant
de sa démarche.
Le général Valée répondit aussitôt que l'heure des pourparlers était passée
et qu'il ne restait aux assiégés qu'à ouvrir immédiatement leurs portes,
s'ils voulaient qu'on leur appliquât le traitement promis par le message
de la veille ; mais qu'il n'interromprait pas une minute les opérations
et que, s'il était mis dans la nécessité d'entrer par la brèche, ne répondait
plus de rien, les propositions antérieures étant nulles et non avenues.
Ici, on ne peut s'empêcher de se demander si, le général Damrémont étant
vivant, il n'aurait pas, dans son humanité, accepté, au moins en partie,
les offres d'un adversaire aux abois, cherchant à atténuer la victoire
des français et à enlever à nos soldats la récompense de leurs efforts
et de leur constance. L'énergie de Valée évita le piège et conserva à
l'armée une de ses plus belles victoires, achetée, il est vrai, par la
mort de tant de braves gens.
Dans cette même journée du 12, il avait été facile se rendre compte que
les contingents du dehors considéraient la partie comme perdue et ne se
souciaient pas d'assister à la chute de la ville. On les vit, en effet,
cavaliers et fantassins, lever successivement leur camp et reprendre le
chemin de la montagne.
A six heures du soir, le général fit connaître à l'armée que l'assaut
serait donné le lendemain matin, et cette nouvelle fut accueillie par
des acclamations générales. Chacun y vit, non seulement la revanche de
l'échec de 1836, le couronnement des efforts et de l'abnégation déployés,
mais aussi la fin de souffrances intolérables ; car on manquait de tout
devant Constantine. Bien que la pluie eût cessé, la situation de ces malheureux,
couchant depuis tant de jours dans la boue, portant les vêtements qu'ils
avaient pris à Medjez-Ammar, à peine nourris d'aliments détestables, était
des plus tristes. Le chevaux, auxquels nulle ration n'avait été donnée
depuis trois jours, tombaient d'épuisement ou se jetaient sur tout ce
qu'ils pouvaient atteindre. Enfin les munitions d'artillerie étaient presque
épuisées Qu'aurait été une retraite dans ces conditions ? Il fallait,
à tout prix, prendre la ville qu'on savait remplie de vivres, et mieux
valait tomber en combattant que mourir de misère et d'épuisement.
Afin d'empêcher les assiégés de réparer la brèche les canons chargés à
mitraille firent feu durant toute la nuit sur quiconque s'y hasardait.
Cependant les assiégés se préparaient à lutter encore; tandis que les
uns construisaient des barricades dans les rues des quartiers voisins,
d'autres entretenaient un feu de mousqueterie incessant par les ouvertures
donnant sur le rempart. A trois heures et demie du matin, les capitaines
Bontault, du Génie, et de Gardereins, des Zouaves, allèrent reconnaître
la brèche, malgré les balles dirigées sur eux, et constatèrent qu'elle
était praticable. Ils revinrent, heureusement, sains et saufs.
Pendant la nuit, on acheva l'organisation des colonnes d'assaut qui furent
composées comme suit :
- Ière colonne, sous les ordres du lieutenant-colonel
de Lamoricière :
40 Sapeurs du Génie,
300 Zouaves,
2 Compagnies du 2e Léger ;
- 2e colonne, sous les ordres du colonel Combes :
80 Sapeurs du Génie,
Compagnie franche du 2e Bataillon d'Afrique,
100 hommes du 3e Bataillon d'Afrique,
100 hommes de la Légion étrangère,
300 hommes du 47e de Ligne ;
- 3e colonne, sous les ordres du colonel Corbin :
2 bataillons composés de détachements pris, en nombre égal, dans tous
les régiments des quatre brigades.
Le général Rulhières commandait en chef l'assaut.
On voit que le commandement avait tenu à faire participer chaque corps
à la prise de Constantine, et ce soin a quelque chose de touchant, qui
indique, en outre, l'union intime entre le chef et le soldat, des principaux
éléments du succès. Tous avaient participé à la fatigue et aux dangers,
tous devaient partager la gloire.
Portant la responsabilité du grand acte qui allait s'accomplir, le général
Valée fit venir, avant le jour, le commandant de la tête de colonne d'assaut,
Lamoricière, et tint à s'assurer de ses sentiments dans ce moment suprême.
L'histoire nous a transmis la conclusion de ce dialogue qui peint bien
l'état d'esprit de l'armée assiégeante, et que nous croyons exacte. Après
lui avoir fait les plus minutieuses, recommandations, le général lui dit
: "Enfin, en tout état de cause, comptez-vous pouvoir vous maintenir
sur la brèche, jusqu'à l'arrivée de la deuxième colonne ?"
"Mon général, répondit Lamoricière, les trois
quarts seraient-ils tués, serais-je tué moi-même, tant qu'il restera un
officier debout, la poignée d'hommes qui ne seront pas tombés, pénètrera
dans la ville et saura s'y maintenir."
"En êtes-vous sûr, colonel ?"
"Oui! Mon général."
"Vous avez bien réfléchi à tout !"
"J'ai réfléchi, et je réponds de l'affaire sur ma tête."
"C'est bien, colonel ! Rappelez-vous et faite comprendre à
vos officiers que si, à dix heures, nous ne sommes pas maîtres de la ville,
à midi, nous nous mettrons en retraite."
"Mon général, à dix heures, nous serons maîtres de la ville,
ou nous serons morts. La retraite est impossible ; la première colonne,
du moins, n'en sera pas !"
Avec de tels hommes, à ce point résolus, sincèrement décidés, autant qu'ennemis
d'une vulgaire jactance, on ne pouvait douter du succès.
Quant aux assiégés, ou plutôt, à ceux qui défendaient la ville, nous ignorons
quels étaient alors leurs discours ; mais leur conduite avait été vaillante
et ferme ; eux aussi étaient prêts à faire leur devoir ; leur courage
n'était en rien ébranlé ; ils allaient le prouver en se montrant Jusqu'à
la fin, dignes de leurs adversaires.
Afin de pouvoir suivre nos soldats pénétrant dans la ville, il est indispensable
de rappeler, en quelques mots, l'état du quartier avoisinant la brèche,
car il a été si profondément modifié que sa physionomie actuelle ne saurait
en donner aucune idée.
Plan de Constantine en 1837,
au moment de la prise de la ville.
(cliquez sur le plan pour l'agrandir) |
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Disons tout d'abord que, ni la rue Nationale, ni la place actuelle de
la Brèche n'existaient. De plus, l'enceinte était continue et le rempart
se raccordait avec l'angle du bastion qui existe encore au coin du Magasin
à orge.
Au bout du mur qui le prolonge vers la ville, s'ouvrait Bab-el-Djedid
(la porte neuve), à l'angle inférieur du bâtiment occupé par le Trésor.
De là, sortait la voie qui conduisait au Koudiat ; en entrant par cette
porte, on trouvait, en face, le débouché d'une ruelle, conservée par nous,
sous le nom de : "rue du Trésor", qui communiquait, par un détour,
avec notre rue Caraman, laquelle n'avait que cette issue à droite, tandis
qu'à gauche, la même, ruelle, suivant à peu près notre rue Cahoreau et
débouchait en bas, dans le Souk. Devant Bab-el-Djedid, passait une rue,
montant d'un côté, par le tracé de notre rue Basse-Damrémont, et descendant
de l'autre pour tomber dans le Souk, vers l'entrée de notre rue Hackett.
En contournant le rempart vers le sud, depuis l'angle du bastion, d'où
nous sommes partis, on trouvait un ouvrage faisant saillie et s'avançant
jusqu'au dessous de l'entrée de notre square Valée. Derrière le mur inférieur
de cet ouvrage, en dessous de l'angle qu'il formait avec la muraille,
s'ouvrait Bab-el-Oued (la porte de la rivière), d'où partait un chemin
descendant au Remel.
Elle donnait, en ville, un peu au-dessus de la façade de notre théâtre,
dans une rue bordée de boutiques, le Souk, où les commerçants et les artisans
étaient groupés par spécialités. Le Souk se prolongeait, coupant la rue
Nationale actuelle, pour rejoindre ce qui en a été conservé, en dessous
de l'immeuble de Dar-et-Bey, sous le nom de rue Rouaud, se continuant
par la rue Combes.
Ainsi, toute la place de la Brèche actuelle était pleine de constructions,
traversées par une seule rue partant du Souk (vers notre rue Hackett),
pour passer devant Bab-el-Djedid et monter à la Kasba. La rue Caraman
était bouchée par les maisons, au-delà de la traversée de notre rue Cahoreau.
L'emplacement de notre théâtre était occupé par une caserne à trois étages,
dite des Janissaires. Un peu au-delà, une ruelle descendait, du Souk,
au carrefour de Rahbet-el-Djemal (la place des chameaux), d'où l'on atteignait,
en remontant un peu vers le nord, la rue tortueuse conservée par nous,
sous le nom de rue Béraud.
La première partie de notre rue Caraman, donnait accès, sur la gauche,
à la place du Palais, beaucoup plus petite que maintenant. Elle passait
dans son trajet inférieur devant Dar-el-Bey, puis en dessous de la mosquée
dont nous avons fait la cathédrale, et continuait par son tracé actuel
pour atteindre Souk-el-Acer (la place Négrier). La rue de France n'existait
pas. Des ruelles, descendant perpendiculairement, traversaient cette voie
et le Souk, et les reliaient aux quartiers supérieurs et inférieurs.
Il faut donc supprimer, par la pensée, toutes nos rues aboutissant maintenant
sur la place, et se rendre compte qu'une seule, celle des Souk, partant
de Bab-el-Oued, donnait accès au cur de la ville, et une autre aboutissant
devant notre Trésor où elle bifurque, conduisait dans la rue Caraman,
vers la brèche, et montait à la Kasba, à droite. Rappelons nous encore
que ces ruelles, jugées si étroites, ont été élargies et, que leur alignement
si défectueux a subi déjà bien des rectifications.
Tel était-ce quartier en 1837, et cette pénurie de voies d'accès devait
créer pour nos soldats une difficulté nouvelle et inattendue.
Les troupes, devant prendre part à l'assaut, occupaient
déjà, leurs positions, le 13 au matin, lorsque le soleil se leva radieux,
dans un ciel sans nuages. La première colonne était massée dans la place
d'armes, à droite de la batterie des brèche ; la seconde se prolongeait
dans la dépression qui suit l'ancienne route de Batna ; la troisième,
à sa suite, s'appuyait au Bardo.
Le duc de Nemours, commandant le siège, était à la batterie, avec les
généraux Rohault de Fleury et Caraman. Le général en chef s'y trouvait
également, ainsi que le général Perrégaux qui s'y était fait porter, malgré
sa blessure.
A sept heures précises, le prince royal s'adressant au commandant de la
tête de colonne, lui dit: "Colonel Lamoricière, quand vous voudrez
! Et, comme si, de la place on comprend ce qui se passe à la tranchée,
une décharge générale accompagne ces paroles.
Le colonel se dresse, de façon à dominer ses braves Zouaves, qu'il regarde
d'un air bien connu d'eux, tire son sabre et crie d'une voix forte : "Vive
le Roi ! Zouaves à mon commandement !... En avant !"
Aussitôt ces soldats, électrisés, escaladent le parapet et traversent
l'espace qui les sépare de la brèche, au milieu d'une grêle de projectiles.
Arrivés au pied de l'éboulement, ils grimpent sur cet amas de décombres
rempli de trous et coupé par des blocs sur lesquels il faut se hisser
à la force du poignet; mais ces difficultés n'arrêtent pas les Zouaves,
et, à les voir s'élever si prestement, il semblerait qu'on leur a aplani
le terrain. En quelques minutes, la brèche est escaladée, le grand drapeau
rouge s'effondre et les trois couleurs flottent sur la muraille. C'est
le capitaine de Gardereins, celui qui a reconnu la brèche pendant la nuit,
qui a l'honneur d'y planter lui-même notre drapeau. Des acclamations enthousiastes,
partant de tous les points, le saluent et encouragent les Zouaves.
Être arrivé sur le rempart par la brèche, c'était beaucoup ; mais il fallait
prendre possession de la ville, et les vainqueurs furent, un instant,
bien embarrassés. En face d'eux se dressaient des maisons, de nouvelles
murailles d'où partait un feu meurtrier ; trouver la clef de ce labyrinthe,
n'était pas facile. Cependant Lamoricière n'hésita pas : après avoir fait
démolir les barricades et obstacles de toutes sortes entassés aux abords
du rempart, il divisa ses hommes en trois corps ; l'un s'engagera vers
la droite, en suivant le rempart ; un autre cherchera à pénétrer à gauche
; quant à lui, prenant la tête du reste, il s'avance au centre, par la
rue des Souks. Les corps de droite et de gauche, l'un sous les ordres
du capitaine Sauzai, l'autre dirigé par le commandant Sérigny, du 2e Léger,
doivent d'abord s'emparer de ce qui reste des batteries du rempart, puis
pénétrer dans les ruelles de la direction qui leur est donnée.
Des
deux côtés, ces groupes se heurtent à des obstacles matériels, maisons
ou barricades ; il faut y cheminer à la sape et, pendant que Sauzai est
tué d'un côté, en enlevant une barricade ; Sérigny, d'un autre, est enseveli
jusqu'aux épaules par la chute d'une muraille ; étouffé, les membres brisés,
il continue, jusqu'à la mort, d'encourager ses soldats.
Cependant Lamoricière s'est lancé dans la rue centrale, bordée de boutiques
d'où l'on tire à bout portant; ses hommes avancent, refoulant à la baïonnette
leurs adversaires, tandis que d'autres délogent de leurs repaires ceux
qui y sont embusqués. Il arrive ainsi à un endroit où la rue est barrée
par une porte appuyée sur les pieds-droits des quadruples arceaux du tétrapyle
d'Avitianus. Les indigènes nommaient El-Macukof ce carrefour situé au
débouché de la ruelle venant du haut dans le Souk ; il a disparu lors
de la construction de la rue Nationale et des maisons qui la bordent.
La porte est solidement étayée en arrière ; tandis que les sapeurs l'attaquent
à la hache une explosion formidable retentit. La terre semble s'effondrer,
et tout disparaît dans un épais tourbillon de fumée et de poussière. C'est
une réserve de poudre qui a fait explosion, sans qu'on ait jamais pu connaître
la cause de l'accident. Les sacs à poudre portés par les hommes du Génie,
enflammés en même temps, ont augmenté le désastre. Lorsque le nuage de
fumée et de poussière s'éclaircissant, permet de s'y reconnaître,
il ne se dissipa que très lentement, on se trouve en présence d'un
spectacle navrant. Aveuglés, brûlés, ayant les membres brisés, ou à demi
ensevelis, les survivants poussent des cris lamentables et ceux qui peuvent
marcher reviennent sur leurs pas, en semant la terreur et l'effroi. Les
indigènes n'ont pas été épargnés, mais d'autres accourent et plongent
leurs couteaux dans les chairs meurtries de ces victimes. Cependant, les
moins maltraités atteignent la brèche, et y trouvent le colonel Combes
qui vient d'arriver avec la 2e colonne.
Il a les plus grandes peines à obtenir d'eux des renseignements, et à
les rassurer ; on comprend enfin, on devine ce qui vient d'arriver. Aussitôt,
le brave officier se précipite, suivi du 47e, sur le théâtre de l'accident,
en chasse les ennemis et dégage les victimes. Lamoricière est trouvé dans
les décombres, à demi-mort et les yeux brûlés par l'explosion. Après avoir
fait transporter les blessés, le colonel force la porte et continue sa
marche dans la rue qui recevra son nom ; il rencontre alors une barricade
derrière laquelle les Kabiles, abrités, font un feu d'enfer. Les soldats
du 47e hésitent un instant ; mais, électrisés par la voix et l'exemple
de leur chef, ils ont bientôt enlevé l'obstacle à la baïonnette. Malheureusement,
le colonel, déjà blessé à la figure, est frappé de deux balles à la poitrine,
dans cet engagement. Ses hommes s'empressent autour de lui et montrent
une profonde douleur ; il les rassure : "Ce n'est rien, leur
dit-il, je vais me faire soigner et serai bientôt encore à votre tête."
Revenu sur ce fatal sentier, le colonel Combes descendit la brèche ; mais
avant de gagner l'ambulance, il s'avança vers le duc de Nemours, qui dirigeait
l'envoi successif des renforts, et lui dit : "La ville est prise
; le feu ne tardera pas à cesser, et je suis heureux d'être un des premiers
à vous l'annoncer." Personne n'aurait pu croire, en l'entendant
parler avec calme, bien que d'une voix saccadée, et par un effort surhumain,
de volonté, qu'il était blessé à mort... lorsqu'il ajouta : "Ceux
qui ne sont pas mortellement atteints, pourront se réjouir d'un pareil
succès". Il essaya alors de s'éloigner ; mais, à peine avait-il
fait quelques pas, qu'il chancela et tomba sans connaissance. Deux jours
après, il était mort.
Le général Rulhières, arrivé sur la brèche avec la troisième colonne,
hésita, comme les précédents, sur le chemin à prendre. Sachant que la
Kasba, au sommet de la ville, est la clé de la position, il voudrait s'y
rendre ; mais, en face de lui est la caserne des Janissaires, où les Askar
se sont réfugiés, et qui vomit, par toutes les ouvertures, un feu incessant
et meurtrier. Il faut d'abord en faire le siège, poursuivre les Turcs
de chambre en chambre, d'étage en étage, jusqu'à ce qu'ils aient tous
péri.
Mais on entend, en dessous, vers la droite, une fusillade nourrie ; elle
vient de la place des Chameaux, où les Mozabites se sont retranchés dans
une maison à arcades. Le corps de droite, de la Ière colonne a essayé,
en vain, de forcer cette barricade. Dépassant la caserne qu'ils viennent
de purger de ses enragés défenseurs, les soldats du 47e de Ligne, du 17e
Léger, de la Légion étrangère et des, Zéphyrs se précipitent par une ruelle
qui descend vers le théâtre de la lutte. Mais ils sont accueillis par
une décharge générale, dans laquelle la plupart de leurs officiers sont
atteints. Le capitaine de Saint-Arnaud les ramène, lorsqu'on aperçoit,
à l'angle d'une muraille, un bras agitant un papier.
Le feu cesse de part et d'autre et le porteur, Ben Azzouz, s'avance, tout
tremblant, tenant une lettre des notables. On l'amène au général Ruihières
qui l'envoie à son chef. Cette pièce contenait la soumission de la ville,
et la demande instante de cesser la lutte qui n'était prolongée, disaient
les citadins, que par des étrangers, Kabiles et mercenaires de toute race.
Pendant ce temps, le général Ruihières pouvait enfin exécuter son plan,
le seul pratique, occuper la Kasba. Guidé par des habitants sortis de
leurs cachettes à la suite de Ben Azzouz, il fit prendre possession des
points principaux, puis s'avança, vers la Kasba, où il pensait rencontrer
une résistance sérieuse. Mais il trouva le porte ouverte, l'esplanade
remplie de débris de toute sorte et s'avança, avec son état-major, jusqu'au
bord du front septentrional. Là, un spectacle inattendu s'offrit a nos
officiers à mesure que les troupes gagnaient du terrain en ville, une
foule de gens, et même des femmes et des enfants, avaient reflué vers
la Kasba. Les premiers arrivés essayèrent de fuir par les escarpements,
en se soutenant au moyen de cordes fixées à la muraille mais bientôt,
le nombre des fuyards augmentant avait produit une poussée irrésistible
et précipité le premiers rangs dans l'abîme. Beaucoup s'étaient retenus
aux cordes, croyant tenir avec elles, le salut; mais le trop grand poids
les avait fait rompre et il en était résulté des chutes épouvantables.
On apercevait, au fond, des entassements cadavres, et sur les anfractuosités,
se tenaient accrochés des malheureux poussant des cris lamentables. Le
premier soin des vainqueurs fut de procéder à leur sauvetage et ils purent
arracher trépas un certain nombre d'entre eux.
Tandis qu'au sommet du plateau nos soldat étaient occupés par ces soins,
le capitaine de Saint-Arnaud, suivi de quelques hommes, et guidé par les
indigènes, se rendait à la porte d'El-Kantara, avec laquelle on ne communiquait
alors que par la rue Perrégaux. Il trouva les postes abandonnés et appela,
depuis le rempart, des soldats venus d'El Kantara et qu'on aida à escalader
les parapets vers la droite, du côté où se trouve maintenant un fondouk
avec un palmier. On s'occupa sans retard à débarrasser l'entrée des pierres
qui l'encombraient puis la porte fut ouverte.
Il nous reste à dire ce qu'étaient devenus les chefs
de la résistance. Ben Aïssa et Ben El Bedjaou, entourés d'un groupe d'hommes
déterminés, luttèrent courageusement sur le rempart, pour repousser 1'assaillant.
Mais ils ne tardèrent pas à être refoulés et séparés par les péripéties
de la lutte. Ben Aïssa, atteint de quatre blessures, fut entraîné par
son fils qui combattait à ses côtés et par quelques amis fidèles ; ils
atteignirent une dépression se terminant par une sorte de coupure, à l'extrémité
de la ruelle appelée maintenant rue Salluste, se glissèrent par cette
ouverture, descendirent en s'aidant les uns les autres, de rocher en rocher,
et, parvenus en bas, gagnèrent la campagne. Quant à Ben El Bedjaoui, il
périt, couvert de blessures, sur le rempart même ; le récit officiel dit
qu'il se fit sauter la cervelle. Mais les traditions indigènes le contestent
absolument.(1)
Lamoricière avait promis qu'à dix heures, la ville serait prise : dès
neuf heures toute résistance avait cessé. Le drapeau français flottait
sur les principaux édifices et nos soldats, montés sur les toits et les
terrasses, poussaient un formidable cri de : "Vive le Roi!"
auquel répondaient les acclamations des camps.
Après cette horrible guerre des rues et la dispersion des troupes qui
en était résultée, le pillage commença sur divers points. Cela était inévitable
; du reste le premier soin de ces hommes, qui avaient tant souffert, consistait
à chercher des aliments, puis à enlever de leur corps les chemises pourries
par l'eau et la boue et remplies de vermine, qu'ils portaient, afin de
les remplacer par des gandouras indigènes. "Je m'arrachais, par ci
par là, une poignée de chemise, dit le caporal Tarissan dans son
pittoresque récit, la pluie et la terre l'avait pourrie, car nous
nous garnissions le cou avec de la glaise, pour que l'eau rigole de là
sur la capote ; ajoutez à cela la grande famille des gamels, etc."
Ces premiers besoins satisfaits, plus d'un, cédant à l'appât du gain,
se mit à chercher de l'argent et à faire main basse sur des objets de
toute sorte. L'exemple donné se propagea et il y eut, pendant quelque
temps, un véritable pillage. Ce fait a été contesté par les rapports officiels
; mais nous le répétons, il était inévitable. Du reste, il est attesté
par les relations de la Tour du Pin et de Berbrugger, par les lettres
de Saint-Arnaud, lequel prétend même qu'on a pillé pendant trois
jours, et par le récit de Tarissan. "On nous avait donné
deux heures de pillage" dit celui-ci. Enfin, nous en avons trouvé
la confirmation dans des pièces arabes de l'époque, citant le fait d'une
manière incidente, et les déclarations des vieux indigènes.
El Hadj Ahmed avait assisté de loin à l'assaut; il vit les colonnes pénétrer
successivement dans la ville, par l'ouverture faite à son flanc. La grande
explosion et le désordre qui la suivit, lui rendirent instant d'espoir
; mais bientôt, il fallut se soumettre à l'évidence : son royaume était
irrémédiablement perdu. Montant à cheval, il s'enfonça vers le Sud, suivi
de Ben Gana et de quelques partisans fidèles et il ne resta plus un seul
cavalier, sur ces pentes naguère si animées.
1. Un petit-fils
de Ben Aïssa, Si Sliman, est maintenant adjoint et Conseiller général
de Constantine. Un fils de Ben El Bedjaoui, Si El Hadj Ahmed Khoudja,
existe encore et habite, avec ses neveux, la grande maison de la famille,
rue des Zouaves. (retour)
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