Par Abdelkrim BADJADJA
Constantine est l'une des plus vieilles villes du monde. Toutefois, la date exacte de sa fondation n'a pas été établie à ce jour. I'impossibilité d'effectuer des fouilles archéologiques au coeur de la vieille ville, en vue d'exhumer la plus ancienne couche urbaine, explique cette carence dans la datation. Le nom de « Sarim Batim » avait été évoqué comme hypothèse de premier nom de Cirta-Constantine, hypothèse abandonnée par ceux-là mêmes qui l'avaient formulée et défendue : Le premier à l'avoir avancée fut M. Berger lors du onzième congrès des Orientalistes tenu à Paris en 1897 ; « il s'était demandé si l'expression Sarim Batim , que l'on trouve sur quelques inscriptions néo-puniques de Constantine, n'est pas un nom de lieu désignant Cirta : la chose est fort incertaine », source : Stéphane Gsell, Atlas Archéologique de l'Algérie, Tome I - Texte, 2 ème édition, Alger, 1997, feuille 17-Constantine, notice 126, page 9. Le deuxième à commencer par appuyer cette hypothèse, avant de l'abandonner, fut André Berthier, mon ancien professeur à l'Université de Constantine (1970-1971), auquel j'avais succédé aux Archives de la Wilaya de Constantine (Juillet 1974) ; « il fut un temps où il ( André Berthier ) proposait la dénomination de Sarim Batim , mais aujourd'hui il estime que cette ville n'est reliée à aucune opération ( militaire ), ce qui nous aurait privé d'avoir des renseignements sur elle ( Cirta ) et de savoir son nom », source : Gabriel Camps, Compte rendu bibliographique, Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée , 33/1982-1, pages 137-140. Aucune preuve tangible donc pour étayer cette hypothèse : ni fait ou écrit historique de l'Antiquité, ni découverte archéologique. Ajoutons à ces informations, que Berthier était l'homme des grandes polémiques : « Cirta » n'est pas Constantine, mais elle est située au Kef en Tunisie (les Numides n'étant plus nos ancêtres, qui sommes nous ?) ; à Timgad « l'arc de Trajan » ne doit pas être rattachée à Trajan, il n'a rien à voir avec lui (je suis témoin de cette déclaration lors d'une visite à Timgad que nous avions organisée avec lui en tant qu'étudiants) ; de retour en France, il avait affirmé qu'Alésia n'était pas située là où on le croyait ! Cela a amené les chercheurs à se référer aux historiens de l'antiquité, notamment Tite-Live et Salluste, pour dater l'existence de cette ville. CIRTA, premier nom de la cité, est mentionnée pour la première fois dans l'Histoire à l'occasion de la seconde guerre punique, soit vers la fin du 3e siècle avant- J .C. Si elle a été quelquefois capitale d'Etat, notamment à l'époque numide sous Massinissa (203-149 av. J.C), elle a toujours été une métropole régionale. Son extension a évolué avec les vicissitudes de l'Histoire : parfois circonscrite essentiellement sur le " Rocher", qui est le véritable coeur et foyer de la ville ; et d'autrefois s'étendant en faubourgs extérieurs . Sa population a varié en conséquence de 25.000 à 100.000 habitants, selon l'espace géographique occupé. En l'an 311, Cirta se trouvant impliquée dans les guerres civiles romaines, a été détruite en grande partie par Maxence. Constantin, sorti vainqueur de ces guerres, la fit reconstruire en l'an 313. Cirta prit alors le nom de C0NSTANTINE, qu'elle porte maintenant depuis 17 siècles. Peu de villes au monde peuvent se targuer d'une aussi longue permanence : du 3e siècle av. J.C. à nos jours, soit durant 23 siècles, la ville a toujours été habitée, vivante et animée. Aujourd'hui, les documents les plus précis que nous possédons sur la ville historique, remontent au début de l'occupation française : - Dossier 1 : Description de la ville de Constantine en 1832, faite par St Hypolite, officier français, d'après les récits des voyageurs et des renseignements recueillis, Mars 1832 ; - Dossier 2 : Mise à jour de la « Description de la ville de Constantine », rédigée par le capitaine St Hypolite, 5 Février 1837 ; - Dossier 3 : Mémoire sur l'état de Constantine rédigé par Niel, officier du Génie, après la chute de la ville le 13 Octobre 1837, et inventaire des premiers travaux entrepris en Novembre et Décembre 1337, avec plans et gravures d'époque, 5 Janvier 1838. D'autres documents, publiés postérieurement, fournissent également de précieuses indications pour retracer l'historique de la vieille ville de Constantine durant la période coloniale : - Dossier 4 : Notice sur « Constantine avant la conquête française », véritable reconstitution de la ville telle qu'elle existait en 1837, avec plan détaillé du tissu urbain, élaborée par Ernest Mercier et publiée dans le volume 64/1937 du Recueil des Notices et Mémoires de la Société Archéologique de Constantine ; - Dossier 5 : Extraits de l'ouvrage d'Ernest Mercier sur « L'Histoire de Constantine », publié en 1905, ces extraits concernant la situation de la ville en 1837, et les principaux travaux d'urbanisme effectués de 1837 à 1870 ; - Dossier 6 : « L'évolution urbaine de Constantine de 1837 à 1937 », par Chive et Berthier, texte accompagné de quatre photos du plan de la ville en 1837, en 1873, en 1919, et en 1937 ; - Dossier 7 : « Guide et plan de Constantine en 1961», publié par André Berthier, Conservateur régional des archives de Constantine. De l'étude de ces documents, il ressort que la ville en 1837 se limitait à l'occupation du "Rocher", Elle était ceinturée par des remparts qui allaient de l'actuelle agence de la Banque Centrale (Bd Zirout Youcef), à l'entrée du quartier actuel de "Souika" ; les gorges du Rhumel faisant fonction de protection naturelle pour le reste de la ville. Quatre portes y donnaient accès : Un faubourg existait qui s'entendait de Bab El Jedid au pied du Coudiat Aty (où il y avait un cimetière), soit tout au long du square actuel transformé en zone de loisirs. Ce faubourg, construit à l'époque de Salah Bey (177O-1792), comprenait des boutiques et des magasins, et faisait fonction de marché de gros à l'extérieur de la ville. Pour des raisons stratégiques, le faubourg a été entièrement rasé en 1837 sur ordre de Hadj Ahmed Bey. Un seul pont existait en 1837, celui de Bab El Kantara, qui avait été restauré par Salah Bey. Le pont, écroulé en 1857, fut reconstruit avec une surélévation. De nombreux jardins aéraient l'intérieur de la ville, jardins qui furent saccagés, durant l'hiver 1837-1838, par les soldats français à la recherche de bois de chauffage. De 1838 à 1962, beaucoup de travaux ont été entrepris, ce qui a transformé une partie du paysage urbain. Tout naturellement, " le Rocher" ne pouvant abriter un accroissement notable de la population, des faubourgs furent construits à l'extérieur, le premier étant le faubourg " Saint Jean". Et c'est ainsi, que la ville a repris peu à peu le développement dont elle jouissait dans l'antiquité, au moment où elle comptait près de 100.000 habitants. Le détail des principaux travaux entrepris de 1838 à 1962 est contenu dans les dossiers 5, 6 et 7 évoqués ci-dessus. Que reste-t-il aujourd'hui de la ville historique ? Si l'on comparait le plan du tissu urbain du "Rocher" en 1984, avec celui de la ville en 1837, on constaterait que la partie haute de la ville (Casbah, Tabia) a subi de grandes transformations avec des voies nouvelles, et des rues alignées ou rectifiées, tandis que la partie basse a gardé le même tracé de rues (Souika), ou un tracé à peine modifié (Souk El Ghzel, R'Sif, Rahbat Souf, Sidi Jliss). En fait , les travaux d'aménagement urbain n'ont pas touché certains quartiers, notamment "Soui"ka". Cela s'explique par la promulgation d'une ordonnance le 9 Juin 1844 qui coupait la ville en deux quartiers: "Indigène" et " Européen". L'ordonnance interdisait aux européens de s'installer dans le quartier "Indigène". Si bien que les transactions foncières, ainsi que les confiscations de propriété, n'ont touché que le quar tier "Européen" (la partie haute de la ville actuelle, Casbah, Tabia) , les musulmans étant peu à peu refoulés dans "Souika", "Rahbat-Es-Souf", "Sidi Jliss", "Souk El Ghzel", El Djezarine", "R'Sif » ... La frontière entre les deux quartiers ayant été délimitée par la rue de Fran ce, les travaux d'urbanisme n'ont donc concerné que le quartier "Européen", avec toutefois une grande percée à travers "l'îlot musulman", coupant le quartier "Indi gène" en deux : la rue nationale, actuellement rue Larbi Ben M'hidi. En conclusion, nous pouvons dire que le "Rocher" abrite aujourd'hui deux types d'urbanisme et d'architecture : le type algérien, le type européen. Toute tentative d'aménagement urbain doit obligatoirement s'efforcer de préserver le type algérien traditionnel, sous peine d'effacer trois millénaires de notre histoire. Les ruelles, les impasses, les passages voûtés, les placettes, les fontai nes, les mosquées, les maisons avec cour intérieure, constituent autant d'éléments caractéristiques de notre personnalité, et de notre civilisation millénaire. Une promenade à travers les ruelles de la vieille ville constitue une véritable incursion dans l'Histoire de Constantine : « Et nous voilà partis pour une visite incognito, la population ne connaissant pas encore son wali qui vient à peine d'arriver.Je demande au chauffeur de nous déposer devant l'entrée du pont de Sidi Rached (1912), qui surplombe la vieille ville, c'est-à-dire à l'emplacement de l'ancienne porte "Bab el Djabia", puis de nous attendre sur les hauteurs de la Casbah , citadelle militaire qui remonte à l'époque numide (un pan de mur numide, des citernes romaines), à l'autre extrémité du rocher, près du pont suspendu de Sidi M'Cid qui conduit vers l'hôpital. Nous traversons la vieille ville de part en part, dans l'anonymat le plus complet, du moins pour ce qui concerne le wali, auquel certains proposent leurs marchandises sans savoir que c'est le premier magistrat de la ville. Quant à moi, natif du quartier, je m'efforce de dissuader les amis que je rencontre, et qui voudraient me retenir pour quelque bavardage sur le bon vieux temps de Souika ! Délaissant le pont à notre droite, sous lequel gisent encore des morceaux de remparts des époques numide (pierre bosselée), romaine (pierre taillée), arabe (pierre de récupération), et ottomane (des restes de bordj), nous entamons notre itinéraire par Bab el Djabia, quartier historique terni par les maisons closes qui y pullulent, puis Dar el Ousfane, où les femmes se rendent depuis des siècles pour exorciser leurs démons par des danses endiablées; ensuite à droite Zenket Sidi Afane où je suis né au numéro 4, près de la mosquée antérieure au XVIe siècle qui a donné son nom au quartier; nous laissons à notre gauche la rue Esseida qui porte le nom de la mosquée "Seida Hafsa" antérieure elle aussi au XVIe siècle, à notre droite Zenket Laamamra, nom d'une ancienne tribu, avec de vieilles demeures: Dar Si Lakhdar Lemharsi, père de l'un de mes meilleurs amis, et Dar Daksi, un véritable bijou d'architecture arabo-musulmane; puis Zenket el Mesk (Musc) à gauche, de son vrai nom "Zenket el Khra"(rue de la m.), je m'en excuse; à droite Sabatt el Boucheibi, passage voûté qui conduit à Sidi B'Zar sous le pont de Sidi Rached, du nom d'une ancienne Zaouïa où les femmes enterrent les bouts de chair après la circoncision des enfants; nous débouchons placette Sidi Abdelmoumen, avec la mosquée du même nom où avait été enterré, après avoir été écorché vif, Abdelmoumen, l'un des notables de la ville qui s'était opposé à l'entrée des Turcs à Constantine en 1572 ; puis à gauche Sidi Bouanaba, encore une vieille mosquée antérieure au XVIe siècle; à droite Ezzelaika (la rue glissante) qui est séparée de Dar Debbagh (maison des tanneurs) par une muraille pour une relative protection contre les mauvaises odeurs du traitement des cuirs; nous délaissons à notre droite le plus vieux moulin de Constantine, ainsi que la Zaouïa Ettidjani , que je fréquentais durant mon enfance, et Ech Chatt, falaise où se trouve "El Marma" d'où l'on déversait les ordures ménagères sur l'oued Rhumel en contrebas, pour continuer à gauche, à partir de Hammam Bencharif, débouchant sur El Batha où se rencontrent trois édifices historiques, la grande mosquée de Constantine, qui fut construite en 1136 à l'époque des Almoravides, la résidence Bencheikh el Fegoun, Cheikh el Islam à l'époque des Beys, et Maâhad Benbadis, institut fondé en 1947 par l'Association des Ouléma Musulmans Algériens pour l'enseignement supérieur en langue arabe; nous traversons rapidement une portion de la rue Larbi Ben M'Hidi, ancienne rue nationale, percée par l'administration coloniale pour joindre la gare des chemins de fer, construite en contrebas à Bab el Kantara sur ordre de Napoléon III, résultat : la vieille ville fut coupée en deux en 1865, d'où le nom donné par les constantinois à cette percée "Tarik el Jadida",la nouvelle route; nous reprenons notre cheminement à travers ce qui reste comme vieille ville de l'autre coté, en délaissant à notre droite la nouvelle Médersa, construite en 1909 pour succéder à l'ancienne Médersa de Salah Bey (1775); nous traversons d'abord "R'Sif", un quartier dédié depuis des siècles au commerce et à l'artisanat, puis nous passons sous des voûtes en laissant à notre droite la vieille mosquée Sidi Mimoun, et nous débouchons place Rahbat Essouf, où j'avais habité "Dar El M'Zabi", 4 rue Rabier, les dernières années de la guerre; nous continuons en direction d'un autre passage voûté "Maqâad el Hout"(ancienne poissonnerie), spécialisé aujourd'hui dans la vente des ingrédients pour la confection des pâtisseries traditionnelles, puis nous tombons en plein dans l'ancien quartier juif, "Charaâ", aménagé par Salah Bey en 1775-1780 , qui avait vu naître et grandir un certain Gaston Ghenassia, plus connu sous son nom d'artiste "Enrico Macias"; nous remontons vers Souk el Acer, le plus vieux marché de Constantine; et après un dernier regard sur la Mosquée Sidi el Kettani (1776), et la Médersa attenante où est enterré Salah Bey (Bey de Constantine de 1770 à 1792) avec sa famille, nous terminons notre circuit devant l'entrée du pont suspendu de Sidi M'Cid (1912), face à un incroyable panorama qui domine le bassin du Hamma à quelques 200 mètres en contrebas, de quoi vous donner le vertige ! Tout au long de notre itinéraire, nous avons traversé des rues sinueuses (pour créer de l'ombre) et encombrées, des passages voûtés, nous avons vu des commerces en tous genres, souvent à même le sol, de vieilles maisons dont l'alignement remonte à l'antiquité au vu des grosses pierres qui leur servent de fondations, des mosquées bien entretenues, mais de cette vieille ville trois fois millénaire, se dégageait une grande chaleur humaine qui n'a pas échappé à l'attention du wali : "On sent que cette ville a une âme !" s'exclame le wali à la fin de la visite. (Extrait du Blog Badjadja : « Confessions d'un archiviste algérien ») A la fin de cette présentation de l'historique de la vieille ville de Constantine, nous nous permettons de livrer les suggestions suivantes à la réflexion des urbanistes : 1 - Classer tout le " Rocher " de Constantine comme site et monuments historiques ; 2 - Le transformer en zone piétonnière, en ne laissant subsister pour la circulation automobile que les boulevards qui le ceinturent ; 3 - Transférer hors du Rocher toutes les activités industrielles et le commerce de Gros ; 4 - Par contre y encourager l'artisanat, et y multiplier les bibliothèques et centres culturels ; 5 - Démolir toutes les maisons branlantes, et les remplacer par des maisonnettes similaires construites avec des matériaux plus solides, dans le strict respect des normes de l'architecture traditionnelle (pas d'immeubles, encore moins de tours) ; 6 - Par contre, restaurer toutes les mosquées, la plupart existant en 1837 ; 7 - Préserver le tracé des rues, les impasses, les passages voûtés, les placettes ; 8 - Aménager des jardins publics, là où la dégradation des maisons a atteint un stade avancé qui rend impossible toute restauration ou substitution. 9 - Délimiter et cerner des espaces dans la partie basse de la vieille ville, et les livrer au secteur archéologique pour des fouilles. Les chercheurs pourraient alors interroger les soubassements de la vieille ville, exhumer les différentes couches archéologiques, et dater avec plus de précision l'apparition de la ville de CIRTA. Cette notice historique de la vieille ville de Constantine avait été rédigée en septembre 1984 à la demande de Abderahmane Belayat, alors ministre de l'urbanisme de la construction et de l'habitat. Elle devait apporter les éléments nécessaires pour une restauration à l'identique du centre historique de Constantine. Plus tard, au début des années 1990, j'étais alors président de l'association de défense du vieux rocher, la notice servit pour constituer un dossier en vue du classement de tout le rocher de Constantine comme patrimoine national dans un premier temps, puis patrimoine mondial ensuite. La suite? Des dégradations continuelles qui risquent d'entraîner la disparition pure et simple des preuves et témoignages de 3000 ans de notre histoire.
Fait à Constantine en Septembre 1984, « Up to date » à Abu Dhabi, le 7 Janvier 2007, Abdelkrim Badjadja ,
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