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Horrible châtiment d'une mascarade. - Un peintre malgré lui. Fresques. - Vues de villes. - Plantation des jardins. - Férocité du bey. - Un espion - La Mahakma.

Autour de la cour dite de l'État-major sont plusieurs grandes chambres.
Le bureau des officiers attachés à la direction des affaires arabes, situé à proximité, était une habitation de femmes. Il a été le théâtre d'un fait qui montre encore à quelles extrémités se portait El hadj Ahmed quand il était aveuglé par ses instincts sanguinaire.
Plusieurs femmes réunies dans cette chambre étaient un soir à la recherche d'un sujet d'amusement qui égayât leur solitude. L'une d'elles, découvrant par hasard une pipe, s'affubla à la hâte d'un turban pyramidal, et alors commença une mascarade bouffonne et du reste fort inoffensive : on joua au bey. Celle qui remplissait le principal rôle, assise sur des piles de coussins et sa pipe à la bouche, imitait avec un sérieux des plus grotesques la voix et les gestes du maître ; autour d'elle, attifées d'une manière non moins burlesque, siégeaient des conseillers, des kadis et des gens de loi. De temps en temps, un chaouch féminin amenait de prétendus criminels devant ce tribunal improvisé et, sur un signe du bey en jupons, on simulait des distributions de bastonnade.
Mais, au milieu de leurs jeux innocents, les pauvres femmes oublièrent la règle sévère du lieu où elles se trouvaient, et leur gaieté devint si bruyante qu'elle éveilla le cerbère rébarbatif. A ce bruit inusité, El hadj Ahmed s'avança à pas de loup vers l'appartement d'où partaient les éclats de rire : à travers les fenêtres, il vit ce qui se passait et comprit que l'on s'amusait à ses dépens. Tout autre eût ri de la plaisanterie; le barbare, au contraire, entra comme la foudre au milieu de ses esclaves, arracha de son trône la malheureuse qui présidait à la mascarade, lui fit d'abord coudre les lèvres pour avoir osé y porter le bout de sa pipe, puis ordonna de la conduire cette nuit même au delà du Koudiat Ati, où on l'enterra après l'avoir égorgée.
De la cour de l'État-major, on suit une galerie qui entoure le grand jardin.
Le haut du mur latéral est couvert de peintures qui méritent quelque attention.
On raconte à ce sujet, disent les voyageurs, une anecdote qui prouve qu'avec de la volonté, de la patience - et la crainte des coups de fouet - il n'est rien qu'on ne soit capable de faire.
El hadj Ahmed bey, trouvant les murs de son palais d'une couleur trop monotone et voulant égayer ses yeux par des allégories ou des symboles qui rappelassent sa toute-puissance, fit venir l'intendant général de sa maison et de ses menus plaisirs et lui ordonna de faire peindre à fresque toutes les murailles intérieures de ses cours.
L'intendant reçut l'ordre sans murmurer, bien que l'exécution lui en parût peu praticable, attendu qu'il ne se trouvait pas à Constantine un seul artiste indigène capable de répondre au désir du bey. Mais une idée lumineuse jaillit de son cerveau au moment où le désespoir allait s'emparer de lui: il se rappela qu'un chien de chrétien gémissait depuis deux ans dans une des prisons de la ville. Il le fit venir, lui donna couleurs, brosses et pinceaux, et après lui avoir expliqué ce que désirait le bey, il ordonna au Raphaël improvisé de se mettre à l'œuvre sans désemparer.
"Mais, Votre Seigneurie se trompe, lui dit avec effroi le malheureux prisonnier; je n'ai jamais peint, ni dessiné de ma vie; je suis cordonnier de mon état et je n'ai jamais manié d'autre instrument que l'alêne et le tranchet."
"Tu vas te mettre à peindre, répondit l'intendant à toutes ces observations. Demain matin, je reviendrai voir ton ouvrage, et si je ne suis pas content, je te ferai administrer vingt-cinq coups de fouet. Si au contraire tu exécutes mes ordres, je te promets la liberté."
Le pauvre cordonnier passa les deux premiers jours entre les larmes et les coups de fouet, sans toucher aux brosses et aux couleurs. Cependant, le troisième jour, la réflexion lui vint avec les coups de fouet. Il se mit à brosser sur les murs des images représentant des bateaux, des arbres, des canons, comme en ferait un enfant à l'école quand il dessine des bonshommes.
Il enlumina tout cela à sa manière et il attendit la visite de l'intendant dans une anxiété horrible, s'attendant à ce qu'il doublerait la dose des coups de fouet, pour le punir de s'être permis une aussi mauvaise plaisanterie. O miracle ! L'intendant parut émerveillé. Des encouragements furent donnés à l'artiste, qui bientôt eut terminé son œuvre et reçut pour prix sa liberté.
On ajoute que le bey disait à ses familiers : "Ce chien de chrétien voulait me tromper; mais je savais bien, moi, que tous les Français étaient peintres !"
Certes voilà une histoire de touriste qui mérite à plus d'un titre l'application du proverbe italien : Se non e vero, e ben trovato. Mais il sera curieux pour le lecteur de comparer ce récit où la fantaisie tient la plus large place avec les renseignements que m'ont fournis quelques-uns des artistes indigènes qui ont exécuté ces peintures.
Quand les travaux de construction furent assez avancés pour permettre de s'occuper de l'ornementation des murs, le bey fit réunir tous les peintres de la localité et leur en confia le soin. Plusieurs individus, dont quelques-uns vivent encore, se mirent à l'œuvre et peignirent à fresque ces rosaces aux couleurs éclatantes, ces pots à fleurs fantastiques et les autres bariolages étranges que nous voyons sur les murailles des galeries et des appartements du palais. Pour l'exactitude des faits, je dois ajouter qu'ils ne furent que les grossiers imitateurs de certaines peintures à fresque qui existaient déjà sur les murs d'une chambre de la maison du calife, où se trouve actuellement le trésorier payeur. Ces peintures, assez médiocres du reste, avaient été faites en 1793 par un des ouvriers mahonnais que Salah bey avait employés à la construction du pont d'El Kantara, qui s'est écroulé il y a quelques années. Ces premiers travaux d'embellissement étaient déjà en voie d'exécution quand arriva à Constantine un indigène originaire d'Alger, qui revenait d'Égypte, où il avait servi d'apprenti auprès d'un peintre décorateur en renom. Le nouveau venu, nommé El hadj Yousef, offrit ses services au bey et lui proposa de reproduire sur les murs de son palais la vue des villes qu'il avait visitées pendant son pèlerinage, depuis Alger jusqu'à la Mecque.
Le bey, enchanté de cette proposition, donna carrière au talent du peintre; et l'on peut constater, en effet, que l'imagination la plus libre dirigea ses œuvres. Ce serait donc à cet indigène et non au cordonnier européen inventé par les touristes que l'on devrait ces images burlesques de villes et de forteresses armées de plusieurs étages de canons impossibles; ces citadelles pavoisées de drapeaux plus grands que la citadelle elle-même; ces vaisseaux, ces tartanes, ces bombardes de toute forme, dont les moindres détails de cordages, d'ancres et de voiles sont rendus avec une scrupuleuse exactitude; enfin ces oiseaux fantastiques et ces arbres indescriptibles couverts de fruits jaune serin ou rouge écarlate. En 1860, toutes ces peintures étaient déjà considérablement abîmées par suite de l'humidité. Il eût été imprudent de confier leur restauration à des ouvriers européens, qui inévitablement eussent voulu les perfectionner et, par cela même, leur ôter le cachet essentiellement original qui les distingue. On eut donc le bon esprit de confier cette besogne à deux indigènes que la notoriété publique nous signalait comme ayant contribué aux premiers embellissements du palais.
Rien de plus primitif que leurs travaux, ainsi que les ustensiles qu'ils employaient pour les exécuter. Quelques barbes de plume liées au bout d'un roseau leur servaient de pinceau et une demi-douzaine de tasses à café posées sur un réchaud contenaient sans cesse à l'état liquide les couleurs à la colle dont ils avaient besoin. J'ai suivi attentivement les travaux de ces artistes, perchés sur l'échafaudage avec le sérieux imperturbable du maâlem indigène, qui, ayant conscience de sa valeur, est le premier admirateur de ses œuvres. Bien souvent je les ai surpris se servant de leurs doigts en guise de pinceau pour arrêter une ligne, ou bien à l'aide d'une éponge trempée simplement dans la tasse à couleur, tamponnant le feuillage trop fané des arbres pour lui redonner du ton.
Vue d'AlgerQuand on pénètre dans l'intérieur du palais, ces peintures se présentent dans l'ordre suivant :
Le premier tableau a pour sujet la ville d'Alger, bâtie en amphithéâtre et dominée par la Kasba. Les murs d'enceinte sont garnis de clochetons entre lesquels apparaissent des canons verts à volée rouge, entourés de nuages de fumée. Le phare, bordj el Senar, est armé de cinq étages de canons; partout sont des drapeaux rouges gigantesques. Dans le port on voit des vaisseaux à la voile, puis des chaloupes portant d'énormes et grotesques canons montés sur roues. On voit aussi, se croisant dans l'espace, des boulets que l'on prendrait volontiers pour autant de pains à cacheter collés sur le mur. Devant le port, arrivent d'autres vaisseaux à pavillon et à flamme blanche, ce qui me fait supposer que le tableau représente l'attaque d'Alger par notre escadre en 1830.
Vient ensuite une vue de Constantine dont un des côtés est orné d'une série d'arceaux représentant l'ancien pont d'El Kantara, sous lequel coule le Roumel.
Tunis, la Goulette et Tripoli sont entourés de Jardins et de vergers. Alexandrie et le Caire sont défendus par de nombreuses batteries entremêlées de coupoles, de minarets et de tombeaux de marabouts. Candie, Rhodes, sont peuplés de vaisseaux et de moulins à vent tracés au compas. Djedda, bâtie sur le bord de la mer, a une grande porte sur laquelle sont les mots Porte de la Mecque, par où passent les pèlerins musulmans se rendant, dans les lieux saints. Les eaux du bahar Suez sont tellement transparentes, que les câbles et les ancres des vaisseaux se voient à travers.
Les murs de la cour de l'État-major contiennent les images de tous les monuments vénérés de la Mecque et de Médine, toujours avec leur nom à côté. Le temple de la Mecque est représenté par un vaste bâtiment quadrangulaire recouvert d'une infinité de coupoles.
Au milieu est une sorte de fer à cheval contenant la pierre noire sur laquelle est écrit : Il n'y a d'autre Dieu que Dieu, Mohammed est son prophète. A droite est un minaret avec ces mots: Minaret de Satan, qu'il soit maudit et lapidé !
Le jardin qui sépare le kiosque de la cour de l'État-major est le plus vaste du palais. La colonnade qui l'entoure n'a pas moins de vingt mètres de large sur vingt-cinq de long, et présente dix arcades sur sa face la plus étendue. L'ouverture des arcades est en moyenne de deux mètres d'un pilier à l'autre.
Il faut descendre cinq marches pour entrer dans ce jardin. On y remarque un bassin carré en marbre avec jet d'eau, dont les parois sont richement couvertes de sculptures.
Lorsque le bey voulut créer ces parterres, il mit en réquisition tous les juifs de la ville, et les força à apporter dans des coussins la terre végétale dont il avait besoin. Les travailleurs devaient entrer dans le palais pieds nus, successivement et en silence, et avoir la précaution, pour ne pas s'exposer à une grêle de coups de trique, de ne laisser tomber aucun atome de terre sur les marches des galeries.
On planta ensuite de nombreux arbres fruitiers, des figuiers, des vignes et même des oliviers. Pendant longtemps ce parterre, où ne se voient aujourd'hui que des fleurs et des arbustes d'agrément, offrit l'aspect d'un verger touffu, où vivaient en liberté des gazelles, des paons et des pintades, ce qui devait égayer cet intérieur.
Le grand bâtiment à un étage qui sert actuellement de façade au palais, contient un certain nombre de chambres qui servaient jadis à l'habitation des femmes ou à serrer des effets. Dans le logement qui est aujourd'hui celui du commandant de place, se trouvaient deux jeunes filles d'une grande beauté, enlevées, l'une chez les Hanencha, l'autre à Oukès, près de Tebessa. S'étant parées un jour de leurs plus riches costumes, elles attendaient ensemble l'heure du défilé officiel devant le bey. Un des nègres de la driba, voulant sans doute prouver son zèle, accourut auprès de son maître, et le prévint qu'il avait vu les deux jeunes femmes regarder par une fenêtre et faire des signes à quelqu'un de la ville. El hadj Ahmed monta dans la chambre des deux esclaves et commença par les rouer de coups. Les pauvrettes protestaient de leur innocence; mais, de plus en plus animé par la colère, El hadj Ahmed les mutila avec un raffinement de barbarie qu'il nous répugnerait de raconter; puis les deux malheureuses, presque mourantes, furent conduites à la Kasba et précipitées dans les citernes romaines, où gisaient déjà tant d'autres victimes.
Quelques mois avant notre seconde expédition contre Constantine, un Maure d'Alger, nommé Mustapha, fut envoyé dans cette ville pour examiner les moyens de défense préparés en prévision d'une nouvelle attaque. En même temps que lui arrivait aussi un autre agent secret, porteur d'une lettre d'avis écrite par un grand personnage indigène d'Alger, qui entretenait avec le bey une correspondance d'espionnage très suivie.
El hadj Ahmed, prévenu de la mission du Maure Mustapha, se le fit amener immédiatement, et le reçut dans la chambre où est actuellement le bureau de l'état major de la place. Il commença par lui faire raconter ce qui se passait à Alger, si de nouvelles troupes étaient envoyées de France, et enfin si nous avions réellement l'intention de faire une nouvelle tentative sur Constantine.
Quand il eut appris tout ce qu'il voulait savoir, il montra à Mustapha la lettre qui dévoilait sa mission. Celui-ci, éperdu, se jeta aux pieds du bey, implorant sa clémence. Un ricanement étrange accueillit ses lamentations. El hadj Ahmed le repoussant, impitoyablement, lui ouvrit le ventre d'un coup de yatagan.
Nous écartons les souvenirs de beaucoup d'autres actes atroces qui témoignent de ce qu'il y avait d'infâme dans le régime auquel la population de Constantine était soumise. Quel que soit son éloignement pour notre civilisation, elle ne peut méconnaître combien sous notre autorité la vie humaine est plus sûre et plus douce (1).
Au fond d'un couloir, à côté du bureau de la place, est une vaste chambre, ornée comme toutes celles du palais, et qui nous a longtemps servi de salle d'audience du conseil de guerre. C'était jadis la Mahakma, où se réglaient les affaires à la fois administratives et judiciaires. Le bey donnait chaque matin audience à ceux de ses sujets qui avaient des plaintes à lui soumettre, et de plus, il tenait tous les vendredis, après la prière de midi, un lit de justice solennel, où il recevait publiquement les réclamations des habitants de la ville et de la campagne. Les plaignants se prosternaient au pied du trône (koursi) et criaient: Nous demandons la justice de Dieu contre notre caïd, notre cheik, ou tel autre qui nous a lésés.
Le plus souvent, c'étaient des Arabes qui venaient accuser leur chef. Celui ci alors était mandé, et s'il n'avait pas de protecteurs assez puissants pour lui assurer l'impunité, Ahmed bey prononçait la destitution. Dans le cas contraire, les plaignants étaient emprisonnés, et quelquefois même le prince en profitait pour frapper toute la tribu d'une amende au profit du beylik.
Lorsque des condamnations à mort étaient prononcées, on conduisait les victimes hors du palais, par une porte voisine de l'appartement des femmes, et on les entraînait à la driba, maison de supplice, où elles étaient, suivant leur rang, étranglées ou décapitées. On jetait leur corps ensuite dans un puits profond qui existait au centre de ce lieu lugubre. Rien n'était plus fréquent que ces tueries, ordonnées souvent sous le plus léger grief, et Aïcha, de qui nous tenons cette particularité, nous a affirmé qu'il était peu de jours où, des fenêtres grillées du harem, elle ne vît franchir à quelque malheureux le seuil de la terrible porte qui conduisait à la driba.
Il est un reproche que l'on ne saurait épargner aux architectes du palais. Ils ne lui ont pas donné assez de solidité.
A la suite des tremblements de terre de 1856, qui causèrent tant de désastres sur le littoral de la province, surtout à Djidjelli, on ne fut pas surpris de voir qu'il s'était produit dans le palais de nombreuses lézardes; quelques colonnes avaient perdu leur aplomb, et les ogives qui ornent l'ancien kiosque du bey avaient menacé de s'affaisser; mais lorsque l'on voulut étayer ce pavillon, à l'aide d'un fort éperon en maçonnerie et de barres de fer solidement scellées, pour empêcher l'écartement des murs latéraux, on s'aperçut qu’il n'existait pas de fondations, et que le kiosque reposait sur des substructions mouvantes.
Cet. édifice mériterait, ce nous semble, d'être classé au nombre des monuments historiques. On ne se bornerait pas alors à réparer périodiquement les dégradations : on pourrait entreprendre des travaux qui lui assureraient plus de solidité.

Charles FÉRAUD.


Il se peut que le lecteur désire savoir comment s'est terminée la vie de El hadj Ahmed. Après la prise de Constantine (13 octobre 1837), il se dirigea vers Biskra, s'empara de la ville, mais en fut bientôt chassé par un khalifa d'Abd-el-Kader. Pendant les six années suivantes, il erra de côté et d'autre, soulevant les populations arabes contre la domination française.
Vaincu dans toutes les rencontres, il fit enfin sa soumission au mois de juin 1848. On le conduisit à Alger, où le gouvernement lui donna une pension de douze mille francs. Il y vécut dans la retraite, et mourut paisiblement, le 30 août 1850, à l'âge d'environ soixante-trois ans. Il est enseveli dans la mosquée de Sidi Abd-er-Rahman, au-dessus du jardin de Marengo.

 

1. Ce que El hadj Ahmed avait fait couper de têtes, en dehors du palais, sous prétexte de bien gouverner, est à peine calculable. On pourrait s'en faire quelque idée en lisant sa biographie dans l'Histoire de Constantine sous les Beys, par C. Vayseettes (1869).
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