V

L'entrée. - Les cours. - Le pavillon du général. - Logement des généraux inspecteurs. - Les sculptures. - Les portes. - Les serrures du harem. - Le kiosque du bey. - Une dédicace. - L'ancien ameublement. - La chambre du cafetier. - L'éclairage des galeries. - Logements des femmes du harem et des servantes, aujourd'hui salle des Conférences.

 

Passant de l'ensemble aux détails, nous allons maintenant parcourir l'édifice et essayer de décrire tout ce qui mérite d'être signalé, sans omettre de raconter les scènes trop dramatiques dont chaque partie que nous visiterons aura été le théâtre ; on verra que ce palais est peuplé de souvenirs d'une époque relativement toute récente, mais qui n'en sont pas moins caractéristiques.
Aux renseignements que j'ai pris moi-même sur place, en interrogeant des personnes initiées aux mystères du harem d'El hadj Ahmed, je joindrai plusieurs anecdotes que j'ai trouvées dans une ancienne notice du docteur Baudens, médecin en chef de l'armée expéditionnaire en 1837, et aussi dans divers articles de M. Félix Mornand, qui les tenait lui-même d'Aïcha, favorite du bey.
Les démolitions exécutées depuis une vingtaine d'années pour l'agrandissement de la place ont fait perdre au palais une grande partie de ses dépendances. Au moment de notre arrivée à Constantine, plusieurs corps de logis masquaient presque entièrement la façade actuelle et atténuaient un peu sa lourdeur et la froideur de son aspect.
La porte d'entrée principale du Derb se trouvait alors, ainsi que je l'ai déjà dit, à hauteur de l'escalier qui aboutit actuellement de la place à l'église. Après avoir franchi cette porte, on pénétrait dans une ruelle mal pavée et encadrée par plusieurs maisons de médiocre tenue servant au logement des mameluks préposés à la garde du bey, des nègres ses esclaves et d'une foule d'autres serviteurs des deux sexes, dont le kaïd Briba, sorte d'huissier ou de majordome, avait la haute surveillance.
On ne doit pas oublier que la vie des beys était troublée par des alarmes perpétuelles. Ils n'avaient de valeur politique et de sécurité personnelle qu'autant qu'ils étaient entourés d'un personnel de gardes et de serviteurs suffisamment nombreux pour les rendre redoutables.
Un couloir à droite conduisait à la Mahakma, salle d'audience où le bey recevait les dignitaires et les plaignants.
A gauche, la ruelle tournait à angle droit et aboutissait à Dar ou-men-Noun, dans laquelle habitaient la mère et les quatre femmes légitimes du bey.
En face du point où les deux passages dont je viens de parler se bifurquaient, existait la porte qui encore aujourd'hui donne accès au palais. C'était l'entrée du harem. Cette porte n'a rien de monumental; elle est encadrée d'un chambranle et d'une corniche cintrée en marbre, que surmonte un fronton à écusson dans le genre italien, sans nulle inscription. Elle donne entrée dans un vestibule qui lui-même a deux portes à peu près parallèles, ouvrant dans les cours intérieures.
La première cour dans laquelle on entre après avoir traversé ce vestibule se lie de trois côtés différents aux autres cours, par la suppression, dans la longueur des lignes communes, des murs de séparation qui sont remplacés par des colonnades. D'un point de vue central et par les échappées, qui sont ménagées d'une cour à l'autre, l'œil peut, suivant différentes directions, rencontrer dans un même plan trois ou quatre colonnades de file.
Les trois cours principales portent aujourd'hui des noms qui indiquent leur destination : cour du logement des généraux commandant la province, cour des bureaux de l'état-major, et cour de la direction du génie.
Ces différentes désignations peuvent servir à qui veut se diriger au milieu de ce dédale de constructions et de cette forêt de colonnades.
Le pavillon du général se présente le premier.
Porte d'une chambreA gauche on voit d'abord le logement dit des généraux inspecteurs.. Il a trois entrées sur les galeries.
Ses portes, couvertes de sculptures dans le goût oriental, méritent l'attention. On trouve là, comme dans beaucoup d'autres parties du palais, des échantillons curieux de la menuiserie et de la sculpture indigènes. On y remarque des panneaux en vieux chêne ou en cèdre, ajustés avec art les uns aux autres et relevés par des arabesques assez bien fouillées , s'enchevêtrant avec beaucoup de goût et offrant des motifs d'ornement que nos artistes ne dédaigneraient point. Ce sont autant de travaux de patience qui on dû être payés très cher par les propriétaires auxquels le bey les avait pris. D'autres portes sont formées par une série de petite plaques carrées, toujours en chêne ou en cèdre contenant des rosaces élégantes ou des losange alternativement disposés en échiquier. Des baguettes en relief couvertes de vives couleurs vert, rouge ou jaune, circonscrivent les sculptures et les rehaussent écore. Quelques portes sont ornées de moulures peintes jadis vert et or d'un très bel effet. Le chambranles, en rapport avec le reste, forment un encadrement ogival et festonné très gracieusement découpé. Ces portes sont généralement à un ou deux battants, fortes et massives; des verrous en bois, d'un agencement très original, les ferment intérieurement. On s'arrête avec curiosité devant les serrures des chambres consacrées au logement des femmes: on y avait adapté un timbre très vibrant, comme une sonnette d'appartement qui résonnait à la moindre rotation de la clef, de manière à signaler au satrape l'étranger téméraire qu aurait tenté de pénétrer dans le gynécée.
Chaque soir les logements des femmes étaient cadenassés et verrouillés avec soin; à partir de ce moment tout devait être immobile et silencieux dans le palais, néanmoins, pour plus de sûreté, on lâchait une demi-douzaine d'énormes dogues qui, toute la nuit, vaguaient dans les galeries et les jardins.
Le pavillon dit des généraux inspecteurs prend jour par des fenêtres garnies de forts treillages en fer.
C'était le logement de Fetouma, jeune esclave noire favorite du bey.
Khedidja, fille du kaïd des Harakta, l'une des premières femmes légitimes d'El hadj Ahmed, outrée de l'abandon dans lequel celui-ci la laissait, lui reprocha un jour, dans un accès de jalousie, d'être l'époux d'une négresse. A ces mots, le bey furieux se précipita sur Khedidja et lui porta dans le bas-ventre un coup de pied dont elle mourut, après avoir langui quelque temps dans l'état le plus misérable.
En face de nous, s'ouvre maintenant la galerie à triple rangée de colonnes qui s'étend devant le kiosque du bey, actuellement cabinet de travail du général.
Une balustrade en bois peint très artistement découpée la ferme du côté du jardin.
Au point de vue de l'effet pittoresque on peut dire que cette galerie est très habilement conçue; non pas qu'elle soit faite avec régularité, mais elle est fort appréciée en toute saison comme promenoir. Elle offre à l'air libre un moyen rapide de circulation et de dégagement. Elle conduit au logement particulier du général et dans les salons destinés aux réceptions officielles.
Galerie du kiosqueNulle part les architectes indigènes n'ont déployé plus d'art et plus de soin que dans la construction et l'ornementation de ce kiosque, bâtiment capital de l'édifice, et qui était le logement de prédilection d'El hadj Ahmed. De magnifiques colonnes en marbre, octogonales jusqu'à un mètre au-dessus du sol, puis s'élevant en spirale jusqu'au chapiteau, soutiennent les trois rangées d'arcades qui forment trois nefs devant le kiosque. Leurs chapiteaux offrent sur leurs corbeilles des ornements assez bien fouillés, de manière à faire valoir les oppositions d'ombre et de lumière. Comme dans tout le reste de l'édifice, aussi bien dans les galeries que dans les appartements, les plafonds sont en planches enluminées de couleurs, simulant de longues bandes, alternativement rouges, vertes ou jaunes, qui s'harmonisent très bien avec le style architectural.
Il y avait autrefois une vasque avec jet d'eau à l'entrée du kiosque, au milieu de la galerie. Elle donnait trop d'humidité et on a dû la transporter dans le jardin des Orangers.
A l'intérieur le kiosque est une vaste pièce coupée maintenant par des cloisons qui séparent le cabinet de travail du général de celui de ses aides de camp; elle prend ,jour presque au niveau du sol par quatre grandes fenêtres sur chacun de ses grands côtés et par deux sur les autres. Ces ouvertures, garnies de beaucoup de fer à l'extérieur, ont, en dedans, des volets à doubles vantaux dont la surface est plaquée de petits miroirs carrés d'un effet charmant.
La position centrale et isolée du kiosque et les douze fenêtres qui le perçaient à jour comme une lanterne , faisaient de ce point une sorte d'observatoire d'où le bey pouvait d'un seul regard voir tout ce qui se passait dans son harem. Cette disposition rappelle celle de l'intérieur de nos grandes prisons , dont toutes les cellules peuvent être surveillées par un même gardien.
Galerie devant le kiosqueCinq arcades soutenues par quatre belles colonnes en marbre sont disposées dans le sens de la longueur de la pièce. Tous les murs sont couverts de peintures aux couleurs vives, et les parties pleines entre les fenêtres garnies de carreaux de porcelaine.
Le Koubon, ou sorte d'alcôve, que l'on rencontre dans presque toutes les grandes chambres du palais, est orné de colonnettes en marbre très gracieuses.
Dans le compartiment servant de vestibule au cabinet du général on voit une plaque de marbre, ornée d'une inscription arabe. Le graveur a eu le soin de couler du plomb dans le creux des lettres et des fioritures, de manière à leur donner une teinte noirâtre, pour les faire ressortir sur le marbre avec plus de vigueur.
Cette inscription était la dédicace de la mosquée voisine du palais, consacrée aujourd'hui au culte catholique. En voici la traduction :
"Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! que la prière soit sur notre seigneur Mahomet !
"Dans les édifices que Dieu a permis d'élever et dans lesquels son nom est répété, on chante ses louanges matin et soir.
"Salles décorées par les prodiges de l'art, êtes-vous des palais consacrés au culte, ou bien le paradis de la grâce divine, au sein duquel reposent les justes ?
"Ou bien êtes-vous un temple de bonnes œuvres, dont l'éclat est rehaussé par la gloire de son illustre fondateur ?
"C'est un édifice où sont dressées les colonnes de la religion, à l'ombre de l'observance des commandements de Dieu unique.
"Il est pareil au soleil; mais cet astre est destiné à perdre sa splendeur chaque soir, tandis que lui conserve éternellement son caractère sacré.
"Sa vaste nef érigée par la main de Husseïn s'ouvre riante devant les humbles dévots.
"Le fondateur espère obtenir sa grâce de celui qui laissera tomber demain sur les pécheurs le voile de la miséricorde.
"O toi sublime Bonté ! à qui ne s'adressent jamais en vain les espérances des mortels, daigne combler ses vœux dans cette vie et dans l'autre.
"Si tu veux apprendre, ô lecteur, la date de la construction, elle est contenue dans ces mots: "Le Bey du siècle, Husseïn ben Mohammed," qui donnent la date 1143 de l'hégire (de J. C. 1730)."

La chambre du bey n'avait rien de ce qui, chez les Européens, constitue le luxe de l'ameublement; on n'y remarquait aucune superfluité. C'était le confortable arabe dans toute sa simplicité. La description de cet intérieur peut donner une idée du goût qui présidait à l'appropriation des autres appartements du palais.
De grands et moelleux tapis à longs poils couvraient le sol dans tous les sens. Le bey s'y tenait allongé ou assis à la turque pendant la journée; le soir, des négresses lui apportaient des matelas, des couvertures et des coussins, sur lesquels il dormait. Autour du kiosque, on voyait quelques glaces et de belles armes suspendues à des étagères. Des coffres ou bahuts à tête de clous en cuivre, disposés le long des murs, contenaient de l'argent, quelques papiers et des vêtements. On y voyait aussi des meïda ou tables rondes, à pieds très courts, sur lesquelles on servait le repas du bey quand, par hasard, il se décidait à le prendre dans son harem. D'habitude il mangeait chez sa mère, et sa méfiance de tout ce qui l'entourait était telle qu'il ne touchait qu'à ce qui lui était offert par elle ou par son eunuque Merzoug.
Dans cette chambre, il n'y avait aucune cheminée ; en hiver, on se bornait à y déposer un réchaud contenant de la braise.
Là, pendant l'épidémie de choléra qui, en 1835, causa de si grands ravages à Constantine, El hadj Ahmed reçut les soins empressés de sa mère. En cette circonstance, El hadja Rekia, veillant nuit et jour sur lui, ne se borna pas à lui rendre la santé; elle eut l'habileté et l'énergie de déjouer un complot tramé en beaux caractères arabes, pour l'assassiner.
Porte de la chambre du cafetierA quelques pas du kiosque, dans un angle obscur, au fond de la galerie, existe une petite chambre servant actuellement de poste aux spahis de garde au palais: là se tenait, à portée de la voix, l'eunuque nègre chargé d'apporter le café, dont le bey faisait en fumant une consommation extraordinaire. La porte qui ferme ce réduit est un chef-d'œuvre de menuiserie; les panneaux sont eu bois de noyer, sculptés avec un art infini, figurant des rosaces et des feuillages aux courbes gracieuses. Sur un écusson également en noyer, ajusté à la partie supérieure des panneaux, on lit une inscription gravée en relief dont voici la traduction: "Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! Pour le maure de ce palais, paix et félicité; une vie qui se prolonge tact que roucoulera la colombe, une gloire exempte d'avanie, et des joies sans fin jusqu'au jour de la résurrection."
Au-dessous de l'écusson, on voit la trace d'un ornement de forme semi-ovoïde qui a été enlevé d'un coup de ciseau. Sa surface portait autrefois le millésime 1186, correspondant à l'année chrétienne 1772, époque où Salah bey fit embellir la maison qu'il possédait dans le quartier de Sidi el Kettani. L'inscription ci-dessus n'est donc point, comme l'ont supposé quelques personnes, la dédicace du palais. El hadj Ahmed ayant enlevé cette porte de la place qu'elle occupait primitivement, en fit effacer le millésime qui aurait pu indiquer sa provenance.
Une particularité digne de remarque, c'est qu'on ne trouve dans l'édifice aucune inscription commémorative rappelant la date de sa construction. Le nom de son fondateur El hadj Ahmed bey n'y figure même nulle part. Serait-ce un oubli ? Je crois plutôt que le bey, qui ne jouit que peu de temps de son œuvre, n'eut pas le loisir de songer à la consacrer. Se croyant hors des atteintes de la mauvaise fortune, il était loin de prévoir que son palais, ses femmes dont il était si jaloux, toute sa puissance, s'échapperaient bientôt de ses mains pour passer dans les mains abhorrées des chrétiens.Cafetière
A côté de la chambre du cafetier du bey est une porte de communication avec la cour dite du Génie.
Repassant près du kiosque, on a devant soi, une grande galerie à double colonnade. Ici encore l'éclat des couleurs prête sa magie aux lignes gracieuses des constructions. Les murs sur lesquels se détachent les ogives et l'épaisseur même des cintres, sont vivement enluminés en rouge ou en vert.
De grandes lanternes aux formes bizarres, également couvertes de couleurs tranchantes, sont suspendues entre chaque arceau. Autrefois un certain nombre de négresses étaient chargées de l'entretien de ces lanternes. On en voyait alors à peu près à chaque arcade.
Les tribus kabyles fournissaient, l'huile nécessaire, à ce luxe d'éclairage, et, pendant que les rues de la ville étaient plongées dans l'obscurité la plus complète, le palais resplendissait chaque soir comme en un jour de fête.
La première chambre que l'on rencontre dans la galerie est la salle des Conférences ou des Conseils. On a dû la percer de grandes fenêtres et la garnir d'une porte vitrée pour lui donner plus de clarté. Elle est lange plutôt due longue; deux colonnes torses d'une légèreté remarquable soutiennent les trois arceaux.
Cette chambre était destinée au logement des femmes du harem. .A quelques pas plus loin, on se trouve devant une grande porte qui donne accès dans une cour où sont les écuries du général. Il y avait là autrefois plusieurs chambres habitées par des négresses, servantes du palais.
Au bout de la galerie, on est en face d'un escalier en marbre qui conduit à l'étage supérieur. Mais, avant de le monter, on a encore à visiter au rez-de-chaussée trois autres pièces qui s'ouvrent et prennent jour sur la galerie du rez-de-chaussée: elles ne donnent lieu, il est vrai, à aucune observation intéressante: l'une d'elle était grande, mais sans ornementation. C'était encore un logement pour les femmes.
Nous nous arrêterons un moment ici avant, de donner quelques détails sur le harem et sur la vie intime d'El hadj Ahmed, trop fidèle représentant d'un pays où régnait la force brutale, où la vie humaine ne comptait pour rien, où celui qui était investi de l'autorité, de quelque manière due ce fût, pouvait impunément se livrer à tous, ses caprices, à toutes ses passions et aux actes de la cruauté la plus atroce, n'étant arrêté par aucune loi, par aucun sentiment religieux ou moral, ni évidemment par aucune répulsion de sa conscience.

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